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avoir un pareil diable au corps ? Qu’est-ce qui anime ces figures, met cette flamme dans les yeux, cet enthousiasme sur les fronts ?… De quelle victoire se croient-ils donc sûrs ?… Weiss a cessé d’exister en tant que Weiss. Il porte sa canne sur l’épaule, comme on porte un fusil, sa poitrine se dilate d’espoirs belliqueux, et quand les clairons, d’un souple mouvement, lancent au ciel leur éclair d’or, il gonfle les joues, il sonne avec eux, il est toute cette foule, il est ce fantassin dont le regard brille sous la visière, il est cet artilleur à la lourde mâchoire, il est ce dragon qui éperonne son cheval, il est toute la France, il marche en plein ciel comme ce drapeau qui flotte au-dessus des baïonnettes.

« Nation pourrie, » disait Kummel. « Nation pourrie ! répète Weiss. Viens-y voir, mon vieux ! » L’ardeur, la volonté, elles ruissellent du calice des clairons ! Ces clairons ! ils chantent les plaines de France, ses collines, ses fleuves, son bleu qui est la joie de l’horizon ; ils jettent une promesse par delà les Vosges. Toutes ces figures soulignées par le trait noir des jugulaires disent le don de soi, car la frontière est proche et on sait bien qu’ils sont de l’autre côté, tapis, prêts à bondir…

Petits pioupious rouges et bleus, savez-vous ce que votre entrain verse de courage au cœur des fidèles exilés ? Sentez-vous la tendresse dont tant de regards vous enveloppent ?…

Sur le Champ-de-Mars, la foule, les nœuds noirs alsaciens. Et dans l’immense espace vide, les batteries qui roulent, les lignes souples des chevaux, le cliquetis des sabres que l’on tire, les formidables carrés des régimens, des milliers de pieds guêtrés de blanc qui se posent, se soulèvent, le scintillement des baïonnettes, les drapeaux fièrement portés, et toujours les clairons, ce souffle d’airain qui court sur les têtes. Quand disparaissent les escadrons lancés à l’allure folle de la charge, un nuage de poussière monte dans le ciel comme une fumée d’incendie…

Hort ne dit toujours rien. Il regarde. Il écoute ce chef qui dit à ses hommes : Mes amis… De nouveau, c’est la muraille des baïonnettes, le pas pressé des hommes qu’on ramène à la caserne. Une grand’mère est là, au premier rang de la foule, une grand’mère de la campagne, en bonnet tuyauté. Toute une nichée de gamins s’abrite dans les larges plis de sa jupe. Un de ces petits, soudain, pas plus haut que ça, s’est faufilé entre les