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par tous les chemins qui serpentent au pied des collines. Sur leurs lacets gris, des points mouvans. Les gros chevaux de campagne aux grelots sonnans traînent l’aïeul, les petiots, la femme, l’homme. Partis des villages perdus dans le bleu, quand ils voient grossir la foule noire, grandir le monument voilé, une émotion leur serre la poitrine qu’ils ne sauraient expliquer parce qu’on n’explique pas ce qui monte de tout au fond. Ils viennent, les curés en soutane, les chefs d’usine, les ouvriers qui pédalent, gris de poussière. Elle vient, la femme aux pouces râpés, les enfans pendus aux jupes, suivant le maître, l’homme à la pipe… Ils viennent, les vignerons noirs de soleil ; hier, le raisin foulé dans les cuves, le moût sucré, les rires, les filles qu’on embrasse ; aujourd’hui, ils répondent à l’appel, les vieux qui ont vu et qui gardent la paupière à demi close sur leur songe, et les jeunes qui ont servi le vainqueur.

Combien sont-ils ?… Cinquante mille ? Cent mille ? Âmes vivantes penchées sur des os desséchés.

Déjà, dorés et flamboyans, les cuivres des musiques allemandes jouent des airs graves, les fifres déchirent l’air… Mais c’est pour les morts qu’on est venu, pour ces morts couchés sur la colline qu’entourent tant d’autres collines semées jusqu’au plus lointain horizon sous la discrète clarté d’un dimanche d’octobre.

Innombrable, hérissée de hampes de drapeaux, étendue dans l’espace, la foule attend. Derrière elle, quarante ans de silence. Devant elle, ce jour unique. Un homme apparaît, là-bas, appuyé des deux mains au bord d’une tribune. Que dit-il ? … Sous son voile, le monument ressemble à un gigantesque cercueil qu’on va descendre en terre… « C’est trop loin !… disent des voix. On n’entend pas. » Dominant soudain cette foule, un autre homme taillé en bûcheron, aux épaules d’épopée ; sa figure, une rude médaille, de l’austérité dans un épanouissement. Le colosse mesure l’étendue de ces têtes ; d’une aspiration, il boit les pensées inquiètes ; il regarde maintenant plus loin, plus haut, les collines, l’horizon, l’azur très doux. Alors, sentant bien que ce pays est avec lui, près de lui, sa voix retentit comme un clairon. Les onze cents vétérans, médaillés du Mexique, d’Italie, de Crimée, ont frémi, et Alexandre Baudot, qui sonna la charge à Malakoff, a redressé ses quatre-vingt-trois ans.

« Nobles fils d’Alsace !… Je salue ceux qui se sont obstinés à