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fréquentes dans les sapins de ce pays meusien. Malgré la proximité des lignes et grâce à nos précautions pour n’y faire aucune fumée et aucune lumière visibles, l’ennemi avait renoncé à bombarder cette masure après y avoir lancé quelques obus dont l’un avait fait dans le plafond de la pièce principale un gros trou béant sur le ciel. On se battait ce soir-là dans le secteur. Défilés derrière un pli de terre, nous étions restés un long moment en contemplation devant le paysage étonnant qui étalait devant nous ses formes gorgées de bruits et de lueurs, et où passait en nous frôlant l’aile invisible de la mort. Devant nous le Camp des Romains barrait l’horizon de sa pyramide géante, encerclée à la base comme d’un délicat filigrane par le triple réseau des tranchées allemandes. On voyait nettement, découpé sur le clair de lune, le fort orgueilleux qui, comme un diadème de pierre, couronnait le mont altier. Mais ce fort était désert maintenant, les Boches ne pouvaient s’y maintenir à la vue de nos canons, et le Camp des Romains obéissant à la loi étrange de cette guerre qui veut que généralement les ouvrages fortifiés soient les seuls endroits inoccupés par l’artillerie, ne servait plus qu’à masquer celle que l’ennemi avait entassée derrière lui. Ainsi cette forteresse n’était plus qu’un voile, plus rien qu’un mur derrière lequel il se passait quelque chose.

C’était à droite, au Rois d’Ailly, que l’action se déroulait, et nos âmes vibraient de tous ses échos grondans et surtout de tous ses reflets. Car c’est une chose bien curieuse, et non un des moindres paradoxes de cette guerre, que la nuit on voit beaucoup mieux la bataille que le jour. Le jour, le départ des coups de canon est généralement invisible avec les poudres sans fumée, pourvu que la pièce soit le moins du monde défilée ; quant aux éclatemens, surtout les percutans, leur gerbe de fumée n’est guère visible très loin au soleil. La nuit, au contraire, les lueurs de départ des pièces, lorsqu’elles ne sont pas très profondément défilées, trouent le noir comme des coups de poignard lumineux ; on dirait au bord des crêtes les langues de feu soudain jaillies de mille démons infernaux. Quant à l’explosion des obus à l’arrivée, elle s’accompagne d’un brusque éclatement de lumière qui baigne tout l’horizon d’une cascade de rayons instantanée, et blesse la rétine comme un spasme lumineux. Si on ajoute à ces saccades de lueurs celles, lentes et