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FRAGMENS
d’un
JOURNAL INTIME[1]

I. — VISIONS DES SOIRÉES TRÈS CHAUDES DE L’ÉTÉ.


À différentes époques de ma vie, espacées les unes des autres tantôt par des mois, tantôt par des années, j’ai eu des visions on ne peut plus diverses, mais toujours unies entre elles par cette sorte de lien inexplicable d’être filles des plus chauds et limpides crépuscules d’été, de n’apparaître que les soirs où la Terre s’endort d’une torpeur spéciale après s’être, dans le jour, pâmée sous l’ardent soleil, et de choisir ces heures où l’imprécision nocturne commence de tout envelopper, tandis qu’au ciel du couchant persistent ces bandes nuancées de rouge et d’orangé qui ressemblent aux reflets d’un incendie.

Le mot de vision convient mal, mais les langues humaines n’en ont pas d’autres pour mieux nommer ces choses fantomatiques, plutôt imaginées que vues. Soudainement, avec une commotion qui doit venir du Grand Mystère d’en dessous, on se dit : Si pourtant je voyais apparaître ça, dans tel coin d’ombre… et on se le dit avec une si particulière intensité que, pendant un instant insaisissable, on voit ça, esquissé à la place même où on redoutait de le voir.

De ces visions-là, quelques-unes m’ont très longtemps inquiété en souvenir, et en voici une de ma prime jeunesse, de mes quatorze ans, qui me poursuit encore. J’étais allé passer un de mes jeudis de collégien chez des amis de mes aïeules, un

  1. Copyright by Pierre Loti, 1916.