Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 36.djvu/510

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

partirent. Quant à sœur Gabrielle et ses deux compagnes, on les fit rester, pour garantir au jour le jour les tout premiers soins aux victimes militaires, — parfois six cents par jour, — qu’allait faire le bombardement de la région. Elles restèrent, très heureuses, remerciant Dieu de les avoir envoyées dans cette Argonne où elles avaient une si « belle part. » Vers le milieu de mars, c’est à Froidos, à sept kilomètres en arrière, qu’on les transporta, sans que d’ailleurs elles oubliassent Clermonl, où l’une d’elles, à tour de rôle, était toujours de garde.

A Froidos comme à Clermont, les obus tombaient. « Nous sommes tellement habituées au canon, déclarait sœur Gabrielle, que nous sommes aussi tranquilles, ici, que les opulens bourgeois d’Orléans ou de Tarascon. » Une fois cependant, elle eut, pour un instant, la « frousse ; » et elle l’avouait ; mais tout de suite elle s’expliquait : « Je dois vous dire que cette bonne femme et moi ne sympathisions pas du tout. Une fois n’est pas coutume, j’ai donc eu la frousse. Pourquoi ? Ma jambe gauche me forçait au repos. Les blessés à qui nos sœurs en parlent offrent, qui ses souffrances, qui sa nuit sans sommeil, pour que ce ne soit rien. » Et de fait, les sacrifices des poilus furent pour eux l’occasion d’une nouvelle victoire ; la phlébite redoutée s’éloigna.

A certaines heures, dans ce cadre dénudé de Froidos, elle songeait à la Maison mère, à la chapelle éblouissante de lumières et de fleurs, de chants et de prières. « Quel contraste douloureux avec la pauvre église de Froidos, murs décrépits, vitraux brisés, voûte en ruines et les deux bougies de notre pauvre autel, insuffisantes pour nous permettre de suivre l’office du jour… Des chants… point, sinon le gazouillis des hirondelles qui nichent dans les crevasses des murs et la grosse voix du canon qui tonne toujours. Comme il n’est pas dans mon tempérament d’être morose, je me hâte de mettre un point lumineux dans ce coin sombre : les bancs, un peu vides d’ordinaire, sont remplis aujourd’hui par nos bons poilus. »

Un jour d’avril 1916, le médecin-chef vint dire à sœur Gabrielle que la Croix de guerre lui serait remise le lendemain. « Qu’auriez-vous fait à ma place ? écrivait-elle à la Supérieure générale. Vous vous seriez inclinée en disant : Merci, monsieur le médecin-chef. C’est ce que j’ai fait avec la tête de mon blessé endormi dans les mains ; et, tandis que le pauvre petit