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se mettait à égrener d’interminables dizaines à l’intention de son mari et de ses autres défunts…

Il faisait tout à fait noir. Le poêle ronflait dans l’obscurité plus dense. Toujours assis sur ma « marchette, » je continuais à ne pas bouger. Grisé par la chaleur, exalté aussi par le calme singulier de cette vieille maison, par une paix, un recueillement que je ne trouvais que là, je m’abandonnais à mes premières rêveries. Devant le trou rouge, qui perçait les ténèbres opaques, j’étais réellement en extase. Je prêtais l’oreille au grondement joyeux du fourneau, dont les flancs me semblaient tressaillir comme ceux d’un être vivant. Par ce trou, d’où s’échappait une sorte de respiration rapide et fervente, je plongeais un regard curieux à l’intérieur du poêle, sur le brasier de pourpre vive, qui flamboyait à mes yeux, dans un halo de monde enchanté. Des écroulemens de splendeurs s’y dessinaient confusément. Des groseilles de rubis s’y écrasaient dans leur jus ruisselant. Des reflets pàlissans se ravivaient soudain, des formes bizarres naissaient, des nains, des Chaperons rouges, des gnomes en vestes écarlates, qui se mouvaient, qui se tordaient, qui gesticulaient étrangement dans les braises incandescentes… Et puis des sifflemens modulés, des crépite-mens, des craquemens, qui semblaient avoir un sens, éclataient comme des signaux, et, à de certains momens, des rumeurs vagues, prolongées, pareilles au bruit d’une foule lointaine. Près de ce beau feu clair, nourri du cœur même de nos chênes, c’était le chant de la terre natale que j’écoutais, sans le savoir. La rumeur bourdonnante de la flamme emportait mon imagination. Dans cette pauvre chambre de Spincourt, à côté de cette vieille qui s’assoupissait en murmurant les prières des morts et qui elle-même allait bientôt mourir, sur cette terre lorraine encore saignante de l’invasion et couverte de ruines, avec toute l’avidité de la jeunesse altérée d’avenir, je prenais mon élan vers la vie.


LOUIS BERTRAND.