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quarante-huit heures à ses horribles blessures. Ses obsèques furent tumultueuses ; jusqu’au cimetière, elles eurent la physionomie d’une émeute. Entre les ennemis du défunt et ses partisans, il y eut des scènes de pugilat qui exigèrent l’intervention de la force armée. Le peuple semblait convaincu que l’assassin avait été soudoyé par la police. C’était aussi l’opinion de la veuve ; elle n’oubliait pas les confidences suprêmes de son mari et ne se faisait pas faute de les répéter, comme si elle eût souhaité que Ferdinand ne les ignorât pas. De Carlsbad où il se trouvait alors, il avait envoyé un télégramme de condoléances et donné l’ordre à sa cour de déposer une couronne sur le cercueil. Ces témoignages de regrets furent repoussés avec horreur. On a raconté que, saisissant par le bras l’aide de camp qui les apportait et lui montrant un bocal d’alcool dans lequel elle conservait les mains du mort, la veuve l’apostropha avec véhémence :

— Voilà les mains du grand patriote que ton maître a fait assassiner ; tu pourras lui dire que tu les as vues.

A la suite de ces événemens, d’amers ressentimens restèrent au fond des cœurs. Ils contribuèrent, durant quelque temps encore, à rendre de plus en plus fragile la situation du prince Ferdinand. Mais déjà était née et se fortifiait en lui la conviction qu’il ne pouvait sauver sa couronne qu’en réconciliant son gouvernement avec la Russie. L’entrée du prince héritier Boris dans la religion orthodoxe fut, on ne l’ignore pas, la preuve et le gage de cette réconciliation. Elle s’opéra en 1896, par l’abjuration du petit prince héritier, alors âgé de deux ans. Les péripéties de ce qu’on pourrait appeler le drame de conscience du prince de Bulgarie n’étant pas encore entrées à titre définitif dans l’histoire, il convient de n’en retenir aujourd’hui que ce qui est de nature à confirmer ce que nous avons dit de la duplicité du roi Ferdinand, qui ne fut jamais plus éclatante que dans ces circonstances, et à faire comprendre la déception qu’il éprouva lorsque, étant allé à Rome pour obtenir du pape Léon XIII un consentement amiable à l’exécution du projet qu’il avait conçu dans l’intérêt de sa dynastie, il se heurta à un refus énergique et indigné. Il ne rapporta de son entrevue avec l’illustre pontife qu’une sentence d’excommunication, tandis que sa résolution le brouillait avec la famille de Bourbon-Parme,