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René vous a envoyé, je crois, le journal d’un de ses camarades relatant la première entrée des Français à Mulhouse. Voilà le cri de l’Alsace, le cri du cœur, poussé dans quelles conditions ! Sait-on assez, chez nous, que les espions sont partout, qui observent, notent et dénoncent ? Que les prisons, où l’on s’entasse, le peuple alsacien les appelle Hôtel de France ? Que les tribunaux militaires allemands ont infligé déjà plus de trois mille ans de prison à ceux qui laissaient voir la couleur de leur sympathie ? Que plus d’un Alsacien, déjà, a payé de la vie sa fidélité à la France ?

Des civils ont tiré sur nous, disent certains des nôtres. Sans doute. Mais qui ?… Nos soldats savent-ils, par hasard, que les forestiers allemands avaient l’ordre, sitôt la guerre déclarée, de se mettre en civil, de toucher des munitions au Kommando et de gagner la forêt ?

Ce malentendu se dissipera. Il se dissipe déjà. Si nos ennemis ont compté nous brouiller avec la France, c’est qu’ils ne connaissent ni les Français, ni les Alsaciens. En son temps, chaque chose sera remise au point. On connaîtra par le détail les drames de notre vie. Alors, on séparera l’ivraie du bon grain. Le tout est d’expliquer, de s’expliquer.

Je vous assure qu’il n’y a pas un homme, dans ma batterie, qui ne sache ce qu’est l’Alsace depuis que l’un d’eux, certain jour, avait proféré un propos malsonnant. Sur l’ordre du capitaine, qui voyait mon chagrin, je les avais réunis, mes artilleurs, je leur avais parlé de ma province. Tous, ils avaient des larmes dans les yeux. L’artilleur fautif vint à moi, rougissant. Il eut ce mot : « Mon lieutenant, il y a pas plus bêtes que les gens qui parlent sans savoir… Faut m’excuser. On effacera ça… » S’il a effacé, mon brave Martin !… Je l’ai vu mourir à quelques kilomètres de la frontière des pays annexés. Ses yeux se sont fixés sur les miens. Il ne m’a rien dit, je ne lui ai rien dit, — nous tirions en rafale, — mais j’ai compris…

Quand vous récrirai-je ?… Même si je ne réponds pas, ne m’oubliez pas. Les lettres d’un ami sont un talisman… Suivez-moi de vos pensées… Je revois constamment en rêve, en cauchemar, plutôt, ces cadavres de femmes et d’enfans entassés devant une maison incendiée de Rouvres. Éveillé, je songe à tous les morts innocens de la Belgique, de l’Arménie, de la Serbie, de la Pologne, de mon Alsace, de ma France, et je ne