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ce point que de bien rares témoignages, mais l’un d’eux est singulièrement révélateur. C’est celui de Marschner, dont le corps, après s’être avancé à marches forcées jusqu’au camp de Mailly, doit rétrograder le 10 septembre avec toute l’armée, sous le regard railleur des habitans de Châlons. Bien que ses camarades et lui ignorent encore les causes d’une retraite qui leur a été représentée comme une manœuvre stratégique, il avoue qu’elle exerce sur eux une influence « déprimante » et que, sous la pluie battante, ils cheminent la tête baissée, « comme les grenadiers de Heine. » Quand enfin ils s’arrêtent près de Prosnes, avec quels sentimens accueillent-ils l’ordre de se retrancher et de tenir ? « Nous nous regardions en riant d’un air entendu, et nous étions persuadés que la matinée suivante, si ce n’est le soir même, nous serions forcés d’évacuer la position[1]. » Il a donc suffi d’un recul de deux jours pour détendre le ressort moral de l’armée et ébranler cette belle confiance qui faisait son orgueil. N’est-ce pas là un présage favorable pour le jour où de nouveaux revers contraindront les Allemands à reprendre le mouvement de retraite interrompu en septembre 1914 ?

Après la bataille de l’Aisne, où ils se voient réduits à se défendre, l’occupation de la Belgique occidentale, au cours d’une randonnée qu’un de leurs officiers qualifie d’ « idyllique, » et bientôt après la prise rapide d’Anvers, la place forte la plus réputée de l’Europe, viennent provoquer en eux un nouvel accès de mégalomanie imaginative : « Hourrah pour la grande Allemagne ! s’écrie alors un soldat de l’armée de siège. Nous allons conquérir le monde ! » D’autres se voient déjà en route pour l’Angleterre et à la veille de faire à Londres une entrée triomphale[2]. Leurs rêves de conquête devaient s’évanouir sur les bords de l’Yser.

A partir de ce moment, les fronts sont fixés pour longtemps et les troupes, n’ayant plus à exercer que l’héroïsme de la patience, éprouvent une désillusion qu’expriment les lignes suivantes, datées de l’Argonne et rendues presque prophétiques par de récens événemens : « L’espérance d’une fin rapide de la guerre est complètement disparue en nous. Verdun représente

  1. Marschner, pp. 66-71 ; Cf. Kutscher, pp. 88, 92, 97.
  2. Gottberg, p. 62 ; Wiese, p. 226 ; Krack, p. 43 ; Thümmler, XII, p. 26 ; De deutsche Krieg in Feldpostbriefen, I, pp. 197, 255.