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instant dans le fond de la vallée de la Biéloukha, véritable gouffre resserré entre ces deux montagnes boisées. Nous descendons dans l’ombre la pente rapide qui, en peu d’instans, nous amène au bord de la Biéloukha ; l’eau coule avec violence, faisant sur les rochers un bruit de tonnerre ; par un petit pont de bois, nous changeons de rive ; la gorge se resserre encore, laissant à peine la place du sentier qui se faufile à travers les arbres majestueux à pic au-dessus du torrent. La beauté farouche du site saisit ; un sentiment de terreur magique nous étreint ; les bords de l’Achéron ne devaient pas être différens. Il fait nuit, et il est à peine deux heures. Il commence à geler ; ces fonds, que les rayons du soleil avaient un instant réchauffés, vont être bientôt un champ de verglas. Le sentier devient glissant ; Hassan avait bien raison : par ce soleil d’hiver, il fallait avoir passé le fond du gouffre avant que la glace n’eût pris. Sa petite caravane a pu sans difficultés franchir la zone dangereuse. Quand nous arrivons, le verglas ne faisait que commencer. Nous avions mis pied à terre ; nos chevaux glissent, tombent, se relèvent pour retomber. Un groupe d’officiers nous avait rattrapés, nous leur barrions la route ; ils s’impatientent, veulent nous dépasser ; leurs chevaux tombent à côté des nôtres ; cinq, six, sept chevaux se heurtent sur le sentier en bonds désordonnés ; enfin, les officiers passent ; nos chevaux, à leur tour, se ressaisissent, mais pour glisser de nouveau ; l’énervement prend hommes et bêtes ; sortira-t-on de ce passage infernal ? Le chemin est de plus en plus difficile, plus raide, plus étroit ; deux fois, le cheval qui porte la caisse des chiffres risque de tomber dans le gouffre. Il faut débâter la bête épuisée, et l’un de nous porte la caisse sur son dos. On avance pourtant, en titubant sur la glace ; enfin, la neige n’est plus glacée. On peut marcher sans glisser, et, en nous réjouissant d’être sortis de ce pénible passage, nous pensons avec angoisse aux difficultés que rencontreront ceux de nos compagnons qui s’y risqueront après nous, à une heure où le verglas sera devenu plus dangereux encore.

Le sentier longe maintenant la Biéloukha ; un instant, la gorge s’élargit, et dans cette sorte de clairière est posée une misérable petite baraque de planches ; deux ou trois Albanais, à la mine patibulaire, se montrent sur la porte ; des voyageurs passeront la nuit dans ce bouge et seront heureux de l’accueil