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hommes, par dizaines de milliers, ont agonisé sur cette terre ? Elle a déjà repris son aspect de toujours, l’aspect classique de notre terre avec ses blés, ses champs et ses vignobles (la montagne de Reims, un coteau bleu, passe à l’horizon), avec ses clochers gothiques ou romans, ses bourgs aux toits serrés dont les noms, — Verneuil, Châtillon, Condé, Champigneul-Champagne, — font penser à tant de siècles de notre peuple. Tout cela plus calme et plus ancien, semblait-il, dans la splendeur de la jeune saison ; tout cela plus cher, comme une figure qu’on ne savait pas aimer tant, et qu’un danger suprême a menacée.

Cet essentiel paysage français, et tous ces officiers français qui s’en allaient reprendre leurs postes de combat, quel émouvant accord ! Des hauteurs très lointaines s’estompèrent un instant dans le Nord. Ce devait être les crêtes de Moronvilliers : le commencement de la France captive.


II

Les bois, les grands bois d’Argonne, hêtres et chênes, dans leur splendeur de juin. Nous y pénétrons par une vallée qui vient tomber et s’ouvrir dans la plaine, et les premiers ravages de la guerre nous apparaissent : les ruines d’un village, des pans de mur disloqués qui n’enferment plus que de vagues décombres, un fin clocher d’ardoise dont l’aiguille s’affaisse de côté, comme le morceau d’une tige qui tiendrait encore par l’écorce. Nulle vie d’homme ou de bête qui s’accroche encore à ces débris. Le silence, la mort. La totale destruction d’un vieux nid humain. Si l’on était seul, si l’on pouvait s’arrêter, écouter longuement ce silence, se pénétrer de cette mort, on sentirait tout de suite et directement ce que veut dire la guerre. Mais l’auto file à quarante kilomètres à l’heure dans une campagne de juin : prés profonds semés de hautes fleurs, verts déroule-mens de la forêt, enivrantes senteurs végétales que l’on aspire avec un tressaillement de vie.

Le général H… nous montre du doigt le fond de la vallée : « Ici, dit-il, nous entrons dans les vues de l’ennemi. C’est là-bas, par-dessus les cimes de ce bois : si nous nous arrêtions, vous pourriez distinguer une petite bande montante de