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le même sens. Les hommes, les jeunes hommes de France, ouvriers, paysans, bourgeois, tous changés en soldats bleus, — bleu de l’uniforme, bleu du casque, qui semble celui que l’acier prend dans la flamme, — il n’y avait qu’eux, en face de l’invisible ennemi, tout le long de cette longue dévastation qui s’appelle le front.

Quels hommes ! Je voyageais avec deux Anglais, un journaliste et un romancier célèbre. Ce qui les surprit tout de suite, — et pendant les trois jours que nous passâmes en Argonne, à chaque bataillon que nous croisions, à chaque cantonnement que l’on nous montrait, je vis cette impression se répéter en eux, — c’était d’abord la beauté physique et l’allure de force qu’ils attribuaient à la pratique nouvelle et générale des sports (the finest gift England has made to France). Je croyais plutôt à la robustesse d’une race surtout agricole, et dont la santé foncière lui a permis d’ignorer ou braver les lois de l’hygiène physique et morale dont on s’occupe bien davantage et depuis bien plus longtemps chez nos voisins d’outre-Manche, — et puis, pour les citadins, à l’influence de deux années de vie rude, au grand air, affermissant et bronzant les visages, leur communiquant, sous le lourd équipement poudreux, quelque chose de cet air que l’on imagine aux vieilles troupes de métier : grognards de Napoléon, reitres du XVIe siècle, légionnaires de César. Une expression d’énergie réticente, un sérieux étrange, imposant et presque farouche. Songeant peut-être aux définitions du Français qui courent à l’étranger, habitués à l’élan, aux jeux et chansons de leurs Tommies (le boy, avec son besoin de mouvement, tout son débordement de vitalité, subsiste tard chez l’Anglais), mes amis s’étonnaient : ce fut, je crois, la grande découverte de leur voyage : Fine, strong tnen, with thaï curious air of décision… Wonderfully serious. They keep it in[1].

Ce dernier mot, c’était leur explication. Ils jugeaient ces hommes français concentrés en eux-mêmes et mûris de bonne heure par la gravité terrible des circonstances, — l’idée de la France en danger, le souvenir des atrocités allemandes, l’acharnement de la lutte, la proximité de la mort, les visions quotidiennes d’horreur ayant établi en eux à demeure des

  1. De beaux hommes, robustes, avec un air singulier de décision. Extraordinairement sérieux : ils gardent en dedans ce qu’ils sentent.