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il humanise l’œuvre étrangère, et le drame intérieur qu’il en a dégagé s’est imposé non seulement à toute l’Europe lettrée, mais aux Espagnols eux-mêmes.

« Beau comme le Cid, » disaient les contemporains de Corneille. Parlant des Pensées de Pascal, la génération suivante a pu dire, avec Mme de La Fayette, que « c’était méchant signe pour ceux qui ne goûteraient pas ce livre ; » et la postérité a largement ratifié le jugement de l’amie de La Rochefoucauld., Or, aujourd’hui encore, qu’est-ce qui nous émeut et nous prend aux entrailles dans le livre des Pensées ? La force et la beauté du style ? La profondeur et la hardiesse de la pensée ? Ces qualités sans doute ne nous sont point indifférentes. Mais comme l’âme méthodique et ardente que l’on sent frémir dans ces simples fragmens nous intéresse et nous passionne davantage ! Voilà un homme, — l’un des plus puissans esprits que le monde ait connus, — qui s’est posé avec une sorte d’angoisse tragique le problème de la destinée, et qui, en ayant découvert la solution, voudrait conduire ses semblables aux convictions bienfaisantes où il a trouvé lui-même l’unique apaisement de son inquiétude, irraisonné, il s’attendrit, il implore, il invective tour à tour. Ce n’est pas un logicien qui argumente, c’est un apôtre, presque un martyr, qui confesse sa foi et qui veut la faire partager. « Si ce discours vous plaît et vous semble fort, sachez qu’il est fait par un homme qui s’est mis à genoux aupavant et après, pour prier cet Etre infini et sans parties, auquel il soumet tout le sien, de se soumettre aussi le vôtre pour votre propre bien et pour sa gloire. » Quel accent de grave et virile tendresse ! Comme c’est bien là un de nos frères qui souffre avec nous, qui prie pour nous, qui « cherche en gémissant » avec nous ! « Veux-tu qu’il me coûte toujours du sang de mon humanité, sans que tu donnes des larmes ? » L’admirable parole qu’il prête à son Dieu, c’est de la bouche même de Pascal que nous l’entendons tomber à toutes les pages des Pensées.

C’est une tout autre parole qui pourrait servir d’épigraphe à l’œuvre de Molière. « Ah ! nature ! nature ! » s’écrie le bonhomme Argan en voyant sa fille sourire, dès qu’il lui parle de mariage ; et presque tout Molière est dans cette exclamation admirative. Ceux qu’il ridiculise le plus volontiers, et avec une sorte de verve vengeresse, ce sont tous ceux qui fardent, déguisent, mutilent ou contrarient la nature : faux dévots, faux