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Des entassemens de bois. Une huche à blé, des outils. Entre les poutres de la toiture, pendues au bout d’un fil, des araignées dormaient. Réveillées en sursaut, à gestes vifs de leurs pattes grêles, elles regagnèrent leur retraite. Deux lucarnes s’ouvraient sur le bleu des Vosges. Dans la pénombre, le vieillard parut être un fantôme. On ne voyait guère de lui que sa barbe et son front. Lentement, ouvrant la porte d’une sorte de cachette dissimulée dans l’épaisseur de la muraille, il en tirait un drapeau à la hampe dorée.

— Le drapeau que vous voyez a flotté sur cette maison pour fêter la prise de Sébastopol. Que de fois je l’ai hissé ! Et depuis quarante ans, il s’ennuie… Il attend, il attend… Weiss s’était précipité sur son père, lui avait pris ce drapeau, gagnait une lucarne en deux enjambées, secouait frénétiquement les trois couleurs au-dessus du toit ruisselant de soleil. Une seconde, il y eut dans le paisible jardin une clarté de plus, comme un reflet de flamme, comme un pan de ciel tombé sur les fleurs. — « Jésus Maria !… » Debout entre deux rosiers, la vieille Catherine joignait les mains…

— Victor ! Victor !… criait le grand-père.

Revenu vers sa fille, Weiss l’enveloppa dans le drapeau. Un instant, les yeux dilatés, le cœur en émoi, la gorge serrée, ils crurent que leur rêve était descendu sur la terre d’Alsace. Le premier, le grand-père se ressaisit.

— Assez, assez, c’est trop cruel !… C’est vous qui verrez ça !

Religieusement, il roula le drapeau autour de sa hampe, il le remit à sa place.

— Et voici le rouet de la maman. Il en a chanté des soirées et des soirées, près du grand poêle… Et il s’est tu, lui aussi, comme celle qui dévidait son fil. Quelle chose mélancolique que la vie !… Te souviens-tu, Victor, quand elle vous récitait : « Beau papillon bleu ?… » Ah ! laissons cela. Et voici les épaulettes de mon oncle, officier du grand Napoléon, sa médaille de Sainte-Hélène… Et ici des papiers de famille, des proclamations des rois de France à leur peuple, des avis de la mairie, tous signés Weiss, — quatre générations de maires, — tous avec le timbre français… Le képi de mon frère, colonel de voltigeurs, tué à Magenta. Que de fois j’ai déjà montré mon herbier de souvenirs à mes petits-fils ! Ils le montreront à leurs fils. La tradition, c’est la nourriture de l’âme…