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l’amoncellement morne des sacs gris et des toiles grises. Et pourtant, tel qu’il est aujourd’hui, Saint-Marc est plus admirable que jamais. L’œil, que ne distrait plus le détail des ornemens, perçoit mieux la beauté majestueuse des lignes de l’architecture. Dans la tonalité assourdie de l’ensemble, seules les mosaïques des coupoles et des voûtes mettent la note plus vibrante de leurs ors éteints par les siècles ; et, sous la lumière incertaine des matins de novembre, dans le demi-jour mystérieux que la flamme des cierges pique d’étoiles, Saint-Marc est d’une beauté harmonieuse et simple, que rend plus émouvante encore la pensée du péril, de la catastrophe qui pourrait en une minute anéantir un chef-d’œuvre unique au monde.

La façade du palais des Doges, cette façade d’une originalité si rare, où, sur le double étage ajouré des colonnes qui forment le portique et la loggia, l’architecte a posé audacieusement une haute muraille pleine, a pris également un aspect nouveau. De lourds piliers de maçonnerie ferment à moitié les arcades du rez-de-chaussée ; de robustes contreforts étayent les angles de la façade qui donne sur la Piazzetta. Des étrésillons de bois soutiennent les entre-colonnemens du premier étage, dont la galerie intérieure est supportée par une succession de cintres puissans. Les chapiteaux aux sculptures précieuses disparaissent dans des gaines de bois ou de maçonnerie. La belle porto della Carta, ciselée comme une orfèvrerie, recevait, au moment même où j’étais à Venise, la protection qui lui manquait encore. Dans la cour du palais, les anciens puits de bronze, le bel escalier des Géans disparaissent sous les sacs de sable accumulés ; les statues fameuses d’Adam et d’Eve, que sculpta Antonio Rizzo, sont cachées derrière une armature protectrice. Et il en va de même dans Venise tout entière. Sur la place Saint-Marc, les piédestaux de bronze qui portent les mâts où se hissait jadis l’étendard de la République, et, devant le Campanile, la loggetta de Sansovino s’enveloppent d’une cuirasse toute matelassée de sacs de sable. A l’église des Frari, dans cette église surtout des Saints-Jean et Paul, qui est comme le Panthéon des gloires vénitiennes, les tombeaux des doges, chefs-d’œuvre des Rizzo, des Leopardi, des Lombardi, disparaissent derrière une muraille de sacs de sable. L’admirable statue équestre de Colleone s’abrite sous une solide guérite, où clos sacs de sable s’entassent de la base du piédestal jusqu’au