Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 36.djvu/92

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
88
REVUE DES DEUX MONDES.

la colère et de la jalousie parmi les gars de Reichburg ! Pas le sou, la Lina, mais entendue à la besogne. Et des yeux !

On était heureux. On dégustait les crus. Les narines s’enflaient en reniflant leur fumet. On claquait de la langue, on montait son regard, d’un air inspiré, jusqu’à la girouette de la tourelle.

— C’est du Kitterlé 1900…

— Ce Riesling, il est bon, mais il lui a manqué un dernier coup de soleil.

— Moi, je reviens toujours au Riquewihr. Ça se flaire avant de se boire.

Et ils distinguaient, en hommes penchés toute l’année sur les ceps, les « vins de gosier » des « vins de langue, » car il en est qu’il faut faire glisser sur la langue et d’autres qui caressent la luette.

— C’est à la manière dont il boit le vin, expliquait Weiss, qu’on reconnaît le vrai civilisé. La bière, ça s’entonne, ça noie la soif. Le vin, ça se déguste. Il y a de l’esprit, là dedans, toute l’âme d’une terre, toute la couleur d’une race. Cependant, le thermomètre montait à vue d’œil. Arrachées des gilets, les serviettes gisaient sur la table, entre les coupes de fruits et les carafons de kirsch. On lançait des choses en patois. Des gestes immenses, des faces hilares, des fronts luisans, de la béatitude au fond des yeux… Un signe de Gustave Badwiller à sa bonne amie. Ils s’étaient pris à la taille et les voici pirouettant sur les pavés de la vieille cour, frappant la mesure du talon, front contre front, le tablier rouge de la Lina flambant au soleil, s’éteignant à l’ombre… Des rires gaillards secouèrent les épaules ! Un vigneron avait tiré d’une poche sa petite flûte et il jouait un air attendri, terminé en notes polissonnes. On applaudissait, on s’agitait dans le cercle des fumées bleues. Et là-haut, dans le rond de ciel, un vol de pigeons semait des flocons blancs.

— Ça commence ! ça commence ! criait Weiss. Vive l’Alsace ! Ça va bien, mais ça ira encore mieux quand les Schwobs seront dehors !

Et il contait une de ces histoires populaires qui ont, en Alsace, le don de génération spontanée.

— En fait de Schwobs, vous connaissez celle-là ?… C’était au paradis, au commencement du monde. Le bon Dieu avait tant