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de préférence, dès le début, la brillante et glorieuse période historique où devaient nous transporter plus tard ses Chevaliers de la Croix ; et certes lui-même allait assez nous montrer, dans ce chef-d’œuvre Incontestable de sa maturité, le riche parti qu’aurait pu lui offrir, pour un « cycle » d’épopées nationales, la résistance victorieuse de ses ancêtres du XVe siècle contre le seul véritable ennemi « héréditaire » de la Pologne. Il faut voir, à toutes les pages des Chevaliers de la Croix, la haine, et le mépris innés de tout Allemand pour le Polonais ; et sans cesse, jusque dans le récit que nous fait la Trilogie des luttes polonaises contre le Suédois et le Tartare durant la seconde moitié du XVIIe siècle, il suffit que l’un des héros se trouve par hasard en présence d’un sujet de l’Électeur de Brandebourg ou d’un reitre saxon aux gages du roi de Suède pour qu’aussitôt l’hostilité « officielle » revête, de part et d’autre, L’âpre violence supplémentaire du choc mortel de deux races à jamais opposées. Entre tous les souvenirs que conserve de ces guerres un ex-houzard de Lubomirski, devenu désormais un très pacifique vieux prêtre, aucun ne lui est resté plus vivant et plus cher que celui d’une incursion de son régiment sous les murs de Berlin, afin de « châtier » la trahison de l’Électeur prussien.


— Ah ! messire, je vous assure que nos houzards finissaient par sentir leur bras défaillir, à force de frapper ! Que vous enfonciez votre lance en pleine poitrine ou en plein dos, la fatigue est la même, n’est-ce pas ? Mais jamais, au cours de ma carrière, il ne me fut donné de voir autant de dos. Ces lâches Brandebourgeois détalaient comme des lièvres, dès qu’ils entendaient le pas de nos chevaux. Et bientôt l’Électeur fut forcé de venir, piteusement, au camp de Lubomirski, pour implorer la paix. Notre maréchal parcourait vivement la Place d’Armes, les poings sur ses hanches ; derrière lui trottinait l’Électeur, saluant si bas qu’à tout moment sa perruque menaçait de tomber. Et comme le maréchal lui tournait le dos, les lèvres du félon se posaient, ma foi, où elles pouvaient[1] !


Et cependant, pour attrayante que fût la perspective de faire revivre, dans une suite de tableaux poétiques, cette fière et magnanime Pologne du XVe siècle tâchant à s’affranchir soi-même, et toute l’Europe avec elle, de l’implacable avidité de ses voisins de l’Ouest, l’instinct patriotique de Sienkiewicz ne l’a point trompé en le poussant à choisir plutôt, pour sa Trilogie, la Pologne, hélas ! moins unie, et déjà moins heureuse, des règnes de Jean-Casimir et de Sobieski.

  1. Au Champ de Gloire, traduction française du comte Wodzinski et de B. Kozakiewicz (Un vol. Paris, librairie Fasquelle).