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Telle est donc l’œuvre admirable qui, depuis trente ans, a puissamment contribué à « réconforter les cœurs polonais. » Après quoi, d’autres œuvres sont venues, d’un art parfois plus raffiné, sinon d’égale portée patriotique, — encore qu’il n’y en ait eu, pour ainsi dire, aucune qui n’ait continué, en quelque façon, l’action « réconfortante » de la Trilogie. Seul peut-être de ces romans, Quo Vadis ? n’avait point paru s’inspirer du même esprit d’édification « nationale ; » et voici que, sous l’effet d’un merveilleux hasard, ce récit « néronien » lui-même est devenu pour les Polonais une source très précieuse d’orgueil et de joie, en répandant soudain aux quatre coins du monde le nom de l’un d’entre eux.

Mais le rôle « national » d’Henri Sienkiewicz, durant cette dernière période de sa vie, n’a plus été seulement celui d’un écrivain. L’accord unanime et secret de ses compatriotes a fait de lui comme l’on sait, une sorte de représentant attitré de cette âme polonaise que personne mieux que lui n’avait pénétrée. Faute d’avoir directement accès auprès des diverses nations étrangères, surtout, c’est à lui que la Pologne avait confié l’honneur et la tâche de protester en son nom contre l’odieuse série d’humiliations et d’outrages dont ne cessaient pas de l’abreuver les héritiers des Chevaliers Teutoniques, défaits par elle à Grünewald en 1410. Qui ne se souvient de l’impression produite à Paris et à Londres et à Washington lorsque à deux reprises nous avons entendu s’élever la noble et forte voix de l’auteur de Quo Vadis ? , d’abord pour révéler au monde le martyre d’innombrables enfans polonais à qui l’Allemagne interdisait de réciter leurs prières dans leur langue natale, et puis encore, quelques années plus tard, pour vouer à notre indignation les lois monstrueuses qui permettaient et ordonnaient à l’Allemagne d’exproprier toute la population polonaise de la Posnanie ? Et maintenant voici que la Pologne a perdu son conseiller et son ambassadeur, au moment même où sa présence lui eût été la plus nécessaire pour la prémunir contre des tentations désastreuses, qui risquent de compromettre à nouveau ses plus touchans espoirs ! Puisse-t-elle du moins, cette Pologne qui d’un seul cœur est en train de pleurer la mort de Sienkiewicz, puisse-t-elle garder et méditer pieusement les leçons que lui laisse l’œuvre entière de l’auteur des Chevaliers de la Croix et de Bartek Vainqueur !


T. DE WYZEWA.