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aime de nous jusqu’à nos verrues. Pendant que je l’écoutais égrener, d’un ton semi-indulgent, semi-bourru, le chapelet de ses légitimes doléances, je songeais in petto à ce que m’avait écrit, l’hiver précédent, un de mes fils, des soldats qui pataugeaient avec lui dans les boues du Nord : « Ils grognent, mais ils marchent : ça n’a pas changé depuis Napoléon. » M. Whitney Warren est un grognard américain de la grande espèce, et, quand il marche, il n’y va pas, comme on dit, par quatre chemins. Jugez plutôt :

« Je suis un dévot passionné de la France parce qu’elle m’apparaît comme la réunion et la gerbe de toutes les choses qui, dans ce monde, sont dignes d’être aimées : beauté, générosité, liberté, justice ; parce qu’elle unit la grâce et la force, le courage et la gentillesse, la patience et la fantaisie. Je suis un dévot de la France, parce que sa vertu n’est pas arrogante, parce qu’elle consent volontiers à faire oublier cette vertu par des faiblesses qui ont toujours, à quelque degré, leur charme ; parce qu’enfin elle ne sait pas ce que signifie la médiocrité et que, dans toute son histoire, elle s’est constamment montrée unique dans ses mérites comme dans ses fautes. L’essentiel, dans la vie, aussi bien pour les nations que pour les individus, est de n’être pas vulgaire. La France ne l’a jamais été, la France ne peut pas l’être… C’est pourquoi, même si la France, dans cette guerre, avait eu tort, j’aurais aveuglément épousé son parti. Comment ne l’épouserais-je pas deux fois, et les yeux largement ouverts, puisqu’elle a raison ! »

Ces lignes sont traduites d’une harangue prononcée, le 9 décembre 1915, dans les salons de l’hôtel Ritz, à New-York, par M. Whitney Warren. Et voilà comme un architecte américain « explique la France à l’Amérique. » Mais n’est-ce pas aussi une manière assez élégante et haute d’expliquer l’Amérique à la France ?


ANATOLE LE BRAZ.