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salonicienne. Les tables des cafés envahissent la chaussée ; des gens, aux fenêtres, regardent les gens assis, en bas, et les gens assis regardent les gens qui passent. Et pourquoi se priveraient-ils de ce plaisir quotidien, pourquoi hésiteraient-ils à s’assembler, dans cette espèce de Forum, pour commenter les nouvelles, dévisager les nouveaux venus, déguster la citronnade glacée ou le mastic aromatique ? Il y a, dans cette ville qui n’est pas en guerre, cent cinquante mille habitans. Que la neutralité de la Grèce les afflige ou les réjouisse, qu’ils aiment ou n’aiment pas les nations alliées, qu’ils soient vénizélistes ou gounaristes, les Saloniciens conservent toutes leurs habitudes, — et cela surprend un peu les voyageurs qui arrivent de France…

Nous ne connaissons plus, dans la plupart de nos villes, cet air de gaité, ces figures paisibles, ces couleurs crues, cette foule où il n’y a presque pas de taches noires, presque pas de femmes en deuil ! Parce qu’on entend parler français, un peu partout, parce qu’on voit des centaines d’uniformes français, on subit cette singulière illusion d’être encore en France, et l’on éprouve quelque gêne, quelque léger agacement, à constater l’indifférence épanouie de tout ce monde. Mais nous ne sommes plus en France, et, d’ailleurs, en France même, après la crise d’austérité qui marqua le début de la guerre, nous avons vu Paris retrouver peu à peu sa physionomie normale, avec une nuance de gravité qui durera peut-être encore un an ou deux… En revanche, nos villes méridionales ne se sont jamais complètement endeuillées, et j’en sais qui sont plus vivantes mille fois, plus vivantes de toutes façons que la métropole macédonienne ! Salonique n’est pas une ville de luxe et de plaisir et l’atmosphère n’y est pas précisément poétique ou voluptueuse. Le peuple de ribaudes qui suit les armées, se cache assez bien pour ne pas offusquer ici la pudeur des familles, et si quelques music-halls représentent les délices de Babylone, la rue et les passantes n’en reçoivent qu’un écho très assourdi.

Considérons, comme au cinématographe, cette foule composite, ces types de toutes races, de toutes couleurs, qui parlent toutes les langues. Ce qui domine, c’est l’élément juif, l’homme plutôt malingre, au visage intelligent et fatigué, la femme grasse et pâle, aux très beaux yeux. Chaque couple escorte de nombreux enfans. Beaucoup de garçons et de fillettes