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de Zeiteulik. Nous sortîmes de la ville par le faubourg du Vardar, le plus laid, le plus sale et le plus mal famé de tous les quartiers de Salonique. A peine étions-nous sur la route, la poussière soulevée par les camions anglais nous sépara du monde extérieur, et c’est à travers un infernal tourbillon de cendre blanchâtre, dans une atmosphère irrespirable, que je devinai les cimetières turcs avec leurs stèles et leurs maigres cyprès, les restes des murailles vénitiennes, quelques guinguettes, quelques bicoques, des chariots attelés de buffles et des tsiganes cuisinant on ne sait quel bouillon du diable, des bergers noirs et blancs, des paysannes coiffées d’un fichu en pointe, et quantité de soldats français et anglais. Tout cela, êtres et choses, poudré de la même poussière, avait pris la même couleur. L’auto bondissait sur les reliefs et dans les creux du chemin ; nous avions fort à faire pour conserver un équilibre relatif. Aussi mes facultés descriptives furent-elles à peu près anéanties pendant ce court voyage, ce qui me dispense de peindre, — au moins pour cette fois, — la route de Zeiteulik.

Nous reprîmes une claire vision de l’univers quand nous descendîmes de voiture. Je m’aperçus alors que le ciel, lumineux sans être limpide, versait sa lourde lumière sur une plaine jaunâtre, cernée de montagnes bleues, semée de tentes coniques d’un blanc gris comme les tas de sel qu’on voit aux salines charentaises. Au loin, la mer plombée miroite avec un dur reflet qui m’éblouit. On distingue, par-dessus les constructions du port, quelques silhouettes de bateaux de guerre ; puis, en suivant la concavité de la baie, les lignes et les nuances se fondent vers l’Ouest, dans un barbouillis fumeux, comme si l’on avait écrasé du fusain violet avec une estompe. C’est là que le zeppelin est tombé, là que le Vardar se mêle au limon, aux roseaux, à l’eau marine, pour composer le dangereux royaume de la Fièvre défendu par des légions de moustiques.

La plaine de Zeiteulik, conquise sur le marécage, appartient aux armées qui, depuis l’automne, y multiplient leurs tentes, leurs baraquemens et leurs parcs. La ruche militaire crée sans cesse de nouvelles cellules, et son activité bourdonnante ne fait trêve qu’aux heures de grosse chaleur. Les Français et les Anglais se partagent la triste étendue monotone, sillonnée par les routes qu’ils ont tracées, couverte de l’éternelle poussière