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reconnaissances aériennes, l’état-major était persuadé que la tranchée allemande de Steenstraete formait une redoute isolée, alors qu’elle se prolongeait sans interruption vers Bixschoote, avec des coudes, des pointes, des redans qui allaient permettre à l’ennemi de nous prendre à la fois de face, d’écharpe et de flanc.

Il est possible d’ailleurs que cette organisation formidable fût une œuvre toute récente et que le reliement des tranchées eût été exécuté dans la nuit même. On se doutait bien de quelque chose dans nos rangs : pour ne pas déconforter leurs troupes, les officiers gardaient le sourire, le commandant de Kerros haussait d’un ton sa belle voix métallique, mais la plupart se sentaient perdus. Des souvenirs classiques s’éveillaient en eux à cette minute suprême de leur destinée. L’un d’eux, tourné vers l’Ouest, dans la direction de la patrie, prononçait en partant : Ave, Gallia, morituri te salutant. Son ordonnance lui demandant s’il fallait apprêter la cantine : « Ne t’en occupe pas, répondait comme Léonidas le lieutenant de vaisseau Feillet. Ce soir nous souperons chez Pluton. » Et le capitaine Barthal, plus sombre, à un de ses camarades qui lui souhaitait bonne chance, répondait évasivement : « On verra ! »

Mais les hommes, avides de s’élancer, visitaient fiévreusement les magasins de leurs lebels. Le tir de l’artillerie, très violent et bien réglé, semblait-il, les avait mis en belle humeur ; ils croyaient qu’après cette préparation méthodique, la prise de la Grande-Redoute ne serait qu’un jeu ; ils pensaient tomber sur les premières lignes ennemies avant que les Allemands les eussent regarnies. Leur illusion fut courte : le bataillon de Kerros, soulevé comme une vague hors de la tranchée, dès que notre artillerie avait allongé son tir, était accueilli par une décharge générale. Prise sous cette fusillade, la 8e compagnie (capitaine Ravel), qui attaquait de front, appuyée à droite par la section de mitrailleuses de l’officier des équipages Noblanc, sa gauche (enseigne Bastard) sur la route de Dixmude, s’arrêta au bout de deux bonds et se défila dans un fossé aménagé la veille par son chef, où elle attendit que les progrès de la 5e et de la 7e compagnie lui permissent de faire un nouveau bond. Aussi bien, lui avait-il été recommandé de ne pas s’engager à fond, car on savait la Grande-Redoute inabordable de ce côté, et de ne faire qu’une simple démonstration pour détourner l’attention