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de la maison instituaient entre la copie et l’original un parallèle qui ne tournait pas toujours en faveur de l’original. La pièce de Molière plut surtout au public d’alors par son romantisme : changemens de lieu, scènes épisodiques, naufrage, duel, couleur espagnole et merveilleux. « N’est-il pas bien remarquable, écrivait Ch. Magnin, que la plus belle scène de Don Juan, celle qui vient d’être saluée d’applaudissemens unanimes, soit précisément cette scène du Pauvre conçue et exécutée par Molière dans le sentiment le plus juste et le plus vrai du drame romantique ? » Cela est fort remarquable en effet, comme signe des temps. C’était l’époque où on savait moins de gré à Molière d’avoir écrit de belles pièces de théâtre que d’avoir annoncé et préparé la Révolution française. De ces simples mois de Don Juan : « Je te le donne pour l’amour de l’humanité, » on faisait sortir toute la religion humanitaire. Charles Magnin signale comme il convient cet excès d’ingéniosité. C’est de même que, pour avoir, — après le père du Menteur, — opposé la noblesse des sentimens à celle de la naissance, Don Louis n’est peut-être pas un apôtre de la démocratie. Les mêmes mots ont des résonnances différentes dans des milieux différens, et suivant l’atmosphère de chaque époque. Quoi qu’il en soit, il faut croire que, si elle intéressa fort les lettrés, la reprise de Don Juan attira médiocrement le public. En dépit d’interprètes tels que Bressant, Got, Régnier, la pièce entrée au répertoire ne s’y maintint pas longtemps. Pour amener la reprise de 1917 il n’a pas fallu moins que les circonstances actuelles : car c’est un fait, et bien significatif, que, dans la terrible crise où nous sommes engagés, le seul théâtre où nous nous sentions à l’aise et auquel nous assistions sans scrupules soit celui de nos maîtres classiques. J’essaierai de montrer que l’étrange destin de cette pièce s’explique, en partie, par sa contexture même, si différente de celle des autres chefs-d’œuvre de notre grand comique.

On sait comment Molière fut amené à l’écrire. Il était au lendemain de l’interdiction de Tartuffe, aux prises avec les mille difficultés dont il devait triompher un jour à force d’adresse et de volonté : en attendant, il fallait à la troupe une pièce et une pièce à succès. Une tradition veut que les comédiens aient suggéré à Molière ce sujet de Don Juan qui, pour lors, réussissait sur d’autres scènes. Mais il est bien probable qu’il s’en avisa tout seul, et ne prit conseil que de lui-même, ayant, parmi tant de dons merveilleux, un incomparable sens de l’actualité. Sur l’histoire de Don Juan avant Molière je renvoie le lecteur à l’excellent ouvrage de M. Gendarme de Bévotte,