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l’humanité, délié des obligations qu’il pense être faites pour le commun des hommes, non pour lui : c’est plus qu’il n’en faut pour pervertir le meilleur naturel, et cela le conduit à être « méchant homme. » Il s’est déshumanisé. Ainsi se dégage la leçon de la pièce et c’est par où la peinture prend une valeur générale. Que ce soit par le privilège du rang, de la richesse ou du pouvoir, l’homme qui se tient pour libéré de la règle commune est un monstre dans l’ordre social.

Peut-être voit-on maintenant pourquoi devant ce chef-d’œuvre de Molière l’impression est moins franche que devant le Misanthrope ou l’Avare, les Femmes savantes ou le Tartuffe. La pièce n’appartient pas au pur type classique. Les polémiques du temps y débordent sur la peinture morale qui est de tous les temps. Le caractère même de Don Juan, qui fait l’immortelle beauté de la comédie, contient certains traits qui déconcertent le public d’aujourd’hui. C’est l’effet du travail qui s’est accompli dans les esprits sous l’influence du romantisme. Depuis Molière, la signification du portrait s’est restreinte, et nous avons pris l’habitude de ne voir en Don Juan que l’amoureux avide de changement. Nous lui sommes devenus de plus en plus indulgens, à mesure que s’est davantage répandue la doctrine de la liberté en amour et des droits de la passion. Même la révolte de l’individu contre la communauté nous a été présentée par une certaine littérature comme empreinte de grandeur. Chez Molière Don Juan est tout uniment le libertin haïssable et l’égoïste féroce. Il nous faut un peu d’effort pour nous mettre au ton de ce robuste bon sens et de cette santé morale. Raison de plus pour nous réjouir d’une reprise qui vient de raviver les couleurs du portrait. J’ignore quel en sera le sort : en tout cas, cette pièce contrariée de mille traverses, peu familière au public et souvent mal comprise, restera une de ces œuvres dont on dit qu’elles sont le régal des connaisseurs.

Don Juan a été très bien monté par la Comédie-Française. M. Duflos est un Don Juan élégant, auquel il manque la flamme et le charma, mais qui a bien rendu l’impertinence et la sécheresse du rôle. M. Berr est un Sganarelle de tous points excellent. M. Paul Mounet a dessiné de façon très pittoresque la silhouette du pauvre. M. Denis d’Inès a remporté un brillant succès dans le rôle de Pierrot. Et Mlle Lecomte a bien de la verve et beaucoup de spirituelle ingénuité sous les traits de Charlotte.


RENE DOUMIC.