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n’importe quel objet qui leur plaît, les « curiosités » sont devenues rares et les prétentions des marchands sont devenues exorbitantes. Le bazar étale aujourd’hui des lingeries grossières, des tricots, des objets de toilette à l’usage des soldats, des moustiquaires de mousseline froncée, suspendues comme les fantômes de Mesdames Barbe-Bleue, et une profusion de « souvenirs » soi-disant artistiques.

Ce sont des mouchoirs imprimés de drapeaux, des carrés de velours brodés d’or, avec des inscriptions : « A la gloire des Alliés ! », des imageries aux couleurs hideuses, racontant les épisodes des guerres balkaniques, des tapis en jute ou en coton pelucheux, « véritable imitation de simili, » représentant le roi Ferdinand de Roumanie à cheval, entouré de ses généraux, ou l’empereur Napoléon à Sainte-Hélène. Il y a aussi, dans ce bazar, quantité de boutiques où les juives achètent des robes de satin et de velours rehaussé d’or, des boléros fourrés, des foulards verts, des guimpes de dentelle et des colliers de perles fausses à plusieurs rangs. Ces oripeaux étalés, ces cotonnades, ces cuivres, ces tapis, tout ce déballage affreux quand on le considère en détail, amuse mes yeux, lorsque je le regarde, en passant, dans les ruelles transversales, mal couvertes par une antique charpente que transpercent des rais de jour. L’ombre, le clair-obscur, la lumière, jouent sur les couleurs acides ou violentes qui s’éteignent ici et, là, s’enflamment tout à coup. Une foule bariolée circule ; des figures rembranesques, nez crochus et barbes blanches, s’esquissent dans les logettes sombres. Des femmes masquées de noir, vêtues de tcharchaf bruns ou violets, des matrones israélites coiffées de soie vert pomme, de sordides pauvresses, des hommes en complet veston portant le fez rouge des deunmehs, des soldats bleus ou khakis, des matelots, des Saloniciennes élégantes, se coudoient, se heurtent, se dévisagent… Et dans l’artère centrale du bazar, de petits ânes pelés, surchargés de ballots, s’effarent brusquement parce qu’un automobile anglais passe, à grand fracas, conduit par un Australien au feutre retroussé, qui mâche une grosse pipe.


Au-delà du bazar, au-delà de cette rue Ignatia qui coupe en longueur Salonique, parallèlement à la rue Bulgaroctone et au quai de la Victoire, on trouve encore des magasins, une foule