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révoltée ! » Et bientôt il confesse, ou il proclame, avec le dégoût que lui causent les misères des pauvres gens : « Peut-être n’est-ce qu’une curiosité artiste, et par conséquent féroce, qui m’a porté vers eux ? J’ai joui, bien des fois, des accens terribles, des déformations admirables, de la patine splendide que la douleur et la haine mettent sur le visage des pauvres gens… » Sébastien Roch est un artiste.

Mirbeau regarde les yeux de son chien Dingo : « mobiles comme des astres et fixes comme des gouffres… » Les yeux de Dingo sont des astres, des gouffres : « et bien autre chose encore ; » mais quoi ? Les yeux de Dingo « vous vident l’âme jusqu’à la vase, » dépouillent vos pensées de leurs mensonges, vos désirs de leurs ignominies. Et ils ont cette « inexpression hallucinante » qu’on remarque aux yeux des fous et de certains mineurs, aux reflets « d’eau, de ciel, de feu, de foules, de chairs maquillées et de cheveux teints qui composent la surface des pierres précieuses : inexpression formidable qui, avec un peu d’imagination neurasthénique, contient et projette sur nous, en rayons multicolores, avec toutes les expressions de la vie visible, toutes les expressions centuplées de la vie qui se cache dans l’inconnu. » Voilà ce que Mirbeau a vu dans les yeux de Dingo : avec un peu d’imagination neurasthénique !

En haine de la littérature fade, et qu’il accuse de mensonge et d’hypocrisie, ajouter la neurasthénie à la réalité, la relever ainsi, c’est où Mirbeau a réussi merveilleusement. Son œuvre singulière un peu absurde et admirable, est un cri de douleur et, si l’on peut dire, un cri de douleur et d’art. Mais, s’il a cherché, s’il a trouvé une sorte nouvelle de « beauté artiste, » ce n’est pas tout ce qu’il prétend lorsque, dans ses romans, son théâtre, ses livres de méditation philosophique et dans le testament de sa pensée, il préconise la dévastation de toutes les idées sur lesquelles l’humanité se repose ou tâche de se reposer, et il prophétise des temps meilleurs, et leur sacrifie le temps présent. Le plus ardent des réalistes, — avec bravoure, et bravade aussi, le plus imprudent, — il a compté sur la lucidité de sa neurasthénie artiste. Et son témoignage est aventureux ; son activité de penseur, périlleuse. Quelle expérience il faut, pour que de tels réalistes « découvrent la patrie ! » D’autres expériences, moins onéreuses, leur vaudraient d’autres découvertes, importantes et qu’à tout hasard ils méprisent


ANDRE BEAUNIER.