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donc pas que les Turcs ont envahi le pays… ? » Mais la Vila se reprend et s’écrie : « Fuis, Georges, malheur à ta mère ! Véliko a succombé, Miloch a été battu. Fuis, n’espère en personne ! Georges, retire-toi en terre étrangère ! » Et Georges se retira dans la Sirmie, et il s’écria : « Ma sœur en Dieu, Vila de la Save, salue de ma part la Choumadia, et mon parrain le knèze Miloch. Qu’il poursuive les Turcs par les villages, je lui enverrai assez de poudre et de plomb, assez de pierres tranchantes de Silistrie… »


Le chanteur populaire se fait ici l’écho de l’âme nationale, de ses reproches, de ses regrets, de son pardon final et de sa reconnaissance immuable au héros qui l’a réveillée. Avant lui, la Serbie n’était qu’une nation enchaînée, rêvant d’un passé grandiose, comme une reine réduite en esclavage. Kara-Georges la délivra et la dressa comme une Bellone superbe. Deux fois encore on pourra la désarmer et lui mettre un bâillon. Au premier appel de la Vila, elle sera toujours prête à rebondir comme une Minerve armée.


Il nous reste à esquisser la dernière évolution de l’âme serbe, telle qu’elle s’est manifestée dans la seconde moitié du XIXe et au commencement du XXe siècle. Ce coup d’œil nous permettra de constater un phénomène qu’on a rarement pu voir de près, phénomène aussi mystérieux qu’attachant, et qui ressemble à l’éclosion du papillon dans la chrysalide. Chez le peuple, l’obscur instinct national devient conscience lucide ; chez l’élite, la poésie anonyme se cristallise en poésie individuelle. D’évocatrice du passé, elle se fait de plus en plus éveilleuse du présent et prophétesse de l’avenir. Enfin, dans les fantaisies guerrières de l’ancien style épique ramassé, comme dans les envolées impétueuses du nouveau style lyrique, on voit se dessiner en contours plus accentués un génie national dont les ailes naissantes aspirent à un haut idéal humain.

Le règne de Miloch Obrénovitch, qui succéda à Kara-Georges, marque l’entrée de la Serbie dans la politique européenne. Ce fut une phase nécessaire, moins héroïque que l’autre, pleine de complications et de troubles, de chutes et de sursauts. Aux anciennes discordes des voïvodes et des knèzes, qui se disputaient la souveraineté, ont succédé les menées des partis qui s’arrachent le pouvoir. Il en résulte un obscurcissement