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Une étrange procession se déroule sous nos yeux. Des femmes, coiffées de fichus de laine beige, enveloppées dans de grands châles sombres ; des moujiks en touloupe de peau, d’humbles gens en casquette de fourrure, des soldats et jusqu’à des enfans, transportent un matériel d’église où reluisent les métaux et les ors. Voici les icônes où les visages, les pieds et les mains seuls apparaissent peints entre la riche sertissure de métal en relief qui représente les habits et dessine les corps. Images d’un art archaïque sacerdotal, peintes au fond des monastères et telles qu’on en vit traîner dans les rues de Byzance, au temps des empereurs iconoclastes ! Mais, alors, la foule irritée les brisait comme une imitation sacrilège, renouvelée du paganisme, tandis que celle-ci les transporte avec des soins touchans. Et voici encore, dans un désordre d’arrangement qui paraît le fruit d’un déménagement hâtif, les ornemens liturgiques brodés d’or et d’argent : chasubles, dalmatiques, linge consacré, parures d’autel. Puis viennent les ciboires, les vases précieux, les portes sculptées et dorées d’un iconostase, les lourds chandeliers de cuivre et d’argent... Religieusement soutenu par des mains nombreuses, s’avance, allongé et la face au ciel, le corps d’un grand Christ en croix. Étrange et pénible impression dans cette ville hurlante, parmi ce cortège sans ordre, sous ce ciel hivernal ! Les yeux du divin crucifié regardent en haut, douloureusement. Ses bras étendus semblent s’ouvrir sous le coup d’une tragique stupéfaction...

Et, tout à coup, le ciel s’embrase : l’énorme prison de Litowsky-Zamok brûle ! Flanquée de quatre tours rondes, elle forme à elle seule un îlot, en face des casernes baltiques, de l’autre côté du pont. Les révolutionnaires y ont mis le feu après en avoir ouvert les portes aux prisonniers. Le Christ qui s’en va, là-bas, porté par les femmes en châle sombre, comme pour une mise au tombeau, est celui de la prison. La phrase évangélique me revient en mémoire : « Le voile du temple se déchira, la terre trembla, les pierres se fendirent, des morts sortirent de leur tombeau ! » Alors, comme aujourd’hui, un monde nouveau naissait de l’ancien. Les clameurs, le bouleversement, l’épouvante n’étaient pas moindres dans Jérusalem !


5 heures. — Mon ami, M. Jacques Kaplan, téléphone. A la