Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 39.djvu/440

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

me joignis à eux jusqu’à ce que les policiers eussent arrêté leur tir.


6 heures. — La rue est un peu tranquille. Des gens de bonne volonté se mêlent à la foule pour l’inviter au calme. Ils désarment les tout jeunes gens qui ont dérobé çà et là des fusils, des revolvers ou des sabres et qui présentent un réel danger pour la population paisible. Deux ont été désarmés sous nos fenêtres, à la satisfaction générale, et malgré une violente résistance.

Accompagnée de mon secrétaire, je me risque jusqu’à la prison. Elle brûle en crépitant. Les passeports, si haïs en temps de paix, les ordres d’écrou, toute la paperasse criminaliste ou politique s’envole en papillons noirs striés de fils d’or, et retombe en une pincée de cendre... Formidable puissance d’un peuple révolté qui peut anéantir en une heure le travail avéré ou secret de plusieurs siècles de recherches et de délations !...

A la hâte et sans discernement, le peuple, après avoir sauvé le matériel de l’église, essaye d’arracher à l’incendie le pauvre mobilier de la prison. Une literie misérable s’étale le long de la chaussée, pêle-mêle avec les piquets pour tentes militaires que fabriquaient les prisonniers. On jette buffets et armoires par les fenêtres, sans en retirer la vaisselle qui se brise avec fracas sur le pavé ! Hilarité de la foule dont tout ce bruit accentue le triomphe !...

— Comme c’est gai, là-bas ! tout brûle... disait tout à l’heure un matelot.

Pour moi, l’impression est sinistre, mais grandiose. Un énorme triangle de fou se dessine sur la nuit : à gauche, la prison brûle, à droite le poste de police brûle, et là-bas, formant le sommet du triangle, rougeoie et s’embrase le palais d’un Allemand, le comte Frédéricks, ministre de la Cour, que le peuple incendie après l’avoir pillé. Encadrés dans ce triangle fulgurant, les ponts sur les canaux se détachent avec une intensité fantastique. La neige rosit, comme sous les reflets d’une aurore boréale, l’immense caserne de la Baltique, en briques roses, semble un brasier où brûlent des rubis...

A l’arrivée des pompiers, un tir éclate du côté du théâtre, dont la police armée occupe les toits. Un auto blindé s’y dirige à une folle allure. La foule, qui stationnait devant la prison.