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LES YEUX DE L’ASIE [1]
LES FUMÉES DU CŒUR


De Jowahir Singh, Naik, 291e sikhs,
au grand hôpital avec le dôme qui est à Brighton, Angleterre.
A mon frère aîné Ram Singh,
fermier de sept acres et demi du côté Nord du village d’Amirkot à deux milles environ de la cité d’Amritzar en suivant la route de Lahore. Pour lui être remis selon les règles du Gouvernement. Août 1915.


Tu as dû être avisé des blessures que j’ai reçues à Franceville. Maintenant que je vais mieux, j’ai le loisir d’écrire longuement. Ici, nous avons le papier et l’encre à volonté ; ici, il est facile de laisser s’échapper les fumées de nos cœurs. Envoie-moi toutes les nouvelles de toutes les moissons et de ce qu’on fait dans notre village. Ton pauvre perroquet pense toujours au Kashmir.

Quant à ce qui me concerne, la tranchée dans laquelle j’étais assis fut bouleversée par un bomb-golee [2] aussi gros que notre plus petit coffre à grains : il nous tomba des airs. Il éclata, la terre fut ouverte et se referma sur sept d’entre nous. Moi et deux autres attrapâmes des blessures. Ce ne sont pas des bonbons qu’on distribue en temps de guerre. Dieu laissa mon âme dans cette vie, grâce aux drogues énergiques des docteurs. J’ai habité six hôpitaux avant de venir ici en Angleterre. Celui-ci est comme un temple. Il est installé dans un jardin près de la mer. Nous sommes étendus sur des petits lits de fer, sous un dôme d’or et de couleurs et de verreries brillantes, avec des colonnes. Notre nourriture est préparée pour nous, conformément à nos croyances, — Sikh, Brahmine ou Musulman et tout le reste.

  1. Copyright by Rudyard Kipling.
  2. Obus.