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par son officier, plutôt que le jugement militaire encouru ; mais qu’est-ce que cela eût prouvé, sinon que la dignité d’homme n’avait été ni éveillée, ni cultivée en lui ?

— C’est précisément à cette conclusion que j’en voulais venir. Toute la supériorité de la discipline française sur la nôtre est là.

Quel terrible cercle : le subordonné abruti par la peur ; l’abrutissement du subordonné provoquant dans le chef la colère qui crée la peur ! Cependant ne généralisons pas outre mesure. Il est, dans tel régiment, tels officiers qui surent concilier la dignité humaine et la discipline.

— Je me revois à la caserne de notre régiment avant la guerre, me dit le capitaine V... C’est le moment de la conscription. Les jeunes conscrits vont venir. Chaque officier les attend dans sa compagnie. Ils arrivent. Ce sont de beaux gars, triés sur le volet, bien musclés, intelligens. Mais ce sont des paysans, un peu troublés par tout ce que leur situation comporte de nouveau et d’inattendu. L’officier les reçoit, les inscrit, leur montre les tableaux qui rappellent les gloires du régiment auquel ils vont avoir l’honneur d’appartenir, et dont ils auront à continuer les traditions, puis il les conduit devant l’icône. Ainsi la première personne avec laquelle le soldat entre en contact, c’est l’officier appelé à le commander.

« Maintenant, imaginez les rapports qui vont s’établir entre ces deux hommes de milieu, d’éducation, de mentalité si différens. Le plus souvent, le moujik n’a fréquenté aucune école ; il ne peut s’exprimer qu’en un langage primitif comme sa pensée même. Du grand pays qu’il habite, il ne connaît que son village perdu dans l’immensité des plaines, entre l’étang et la forêt. En fait d’édifice, il n’a vu que son église ou celle du bourg voisin Arraché à ces spectacles familiers, il se sent faible, isolé, perdu. A côté de lui vit un autre homme, à la démarche aisée, à la parole facile, et cet homme est son chef. Il en a d’abord eu la crainte ; puis il s’est aperçu que ce chef était bon. Or, de tous les sentimens, celui auquel le paysan russe est le plus accessible, c’est la bonté. Le voilà rassuré ; à la crainte succède le respect. Les jours passent ; l’accoutumance se fait. Il ne tarde pas à s’apercevoir que tout ce qui lui arrive d’agréable ou d’utile à la caserne lui vient par son officier. Il y est entré illettré ; son officier l’instruit ; il assiste aux cérémonies du