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— Et la ville ? demande Adrienne. Est-ce qu’il y a eu des destructions ?

— Non, mais petit à petit les maisons finissent par être vidées. Les soldats ne volent jamais rien, sauf les légumes quand ils ont mal diné et qu’ils trouvent moyen d’escalader le mur d’un potager. Mais la Kommandantur vous envoie constamment un peloton commandé par un officier pour emporter un jour des chaises, un jour des draps, un jour votre piano, un jour votre batterie de cuisine... Ah ! qu’ils sont pédans, qu’ils sont sordides !... Le jour où j’ai vu un Boche ouvrir mon lit pour y compter mes couvertures, j’ai senti que je pourrais lui crever les yeux. Il allait faire la même chose dans le lit de ma pauvre maman si malade ! mais cela, je l’ai empêché.

Il y eut un lourd silence entre elles. Le poids de l’oppression leur humiliait le cœur.

Adrienne murmura : « Chérie, parle-moi de toi-même ! »

Denise était courbée sur sa chaise basse, le menton appuyé sur ses deux poings, son pâle visage tourné vers le feu.

— Ah ! répondit-elle, pardonne-moi ! on prend tellement l’habitude de souffrir seule. Et j’ai traversé tant de choses ! je ne me connais plus. Maman est tombée malade dans l’été de 1915. Jusque-là, pendant toute la première année, elle n’avait été occupée que de charité. Il y avait beaucoup à faire : dès le premier hiver, nos pauvres ont manqué de vêtemens ; et puis il y avait les malades à soigner : on n’en prenait presque plus à l’hôpital qui était toujours plein d’Allemands. Moi, j’accompagnais maman partout. Je ne pouvais plus être seule, je ne sais pas comment j’aurais passé deux heures sans elle. J’avais perdu le sommeil : sans nouvelles de Philippe, sans nouvelles de mes frères, j’étais désespérée. Et maman était si bonne pour moi, elle me soutenait, je ne la quittais plus. Et tu sais comme je suis distraite et maladroite et qu’il faut de la patience pour faire les choses avec moi !

Sans que maman se fût jamais plainte, je remarquais sa mauvaise mine. Je pensais qu’elle se donnait trop de mal, qu’il lui faudrait du repos. Mais elle s’était rendue nécessaire à bien des gens, et toutes les deux, quand nous avions passé un jour sans voir nos pauvres, nous étions trop tristes. Pour moi, tu le devines, l’idée que j’aurais pu me marier dans la semaine de la mobilisation, être à Paris chez Philippe, où maman serait