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Nous commençâmes un hiver sinistre. Maman souffrait beaucoup. La nourriture à laquelle tout le monde est réduit là-bas ne lui convenait pas et elle s’amaigrissait. Nous n’avions pas de quoi nous éclairer. La première année, il restait dans la ville un peu de pétrole, mais, dès le commencement du second hiver, on n’en pouvait plus trouver. Pas une goutte d’huile non plus. La bougie était si chère qu’il fallait la ménager ; nous brûlions de petites lampes au saindoux, mais le saindoux, nous le prélevions sur la ration qui est bien juste, et c’était quelquefois à choisir entre se nourrir et s’éclairer. Ah ! ce lumignon dans la grande chambre ! Maman me le faisait mettre tantôt sous le portrait de mon frère et tantôt sous le portrait de Max. A partir de quatre heures du soir, nous vivions comme dans un sépulcre. Les bons jours, maman me demandait de lui faire la lecture. Je m’asseyais près de la lumière et de là je la voyais à peine, elle, si pâle sur son oreiller, les yeux grands ouverts comme deux trous d’ombre plus noire, au fond de cette ombre. Elle m’envoyait chercher des livres sur l’étagère de la chambre de mon père (que nous n’avions jamais changée, tu te le rappelles), les livres qu’elle lui avait lus à lui-même pendant sa maladie. Il y avait des choses sur l’histoire romaine ; je me demandais comment cela pouvait l’intéresser. J’aurais eu si envie de lui lire les livres que m’avait donnés Philippe, des livres nouveaux qui avaient passionné Philippe et Max, — écrits par leurs maitres. Mais j’étais trop timide pour le lui proposer... Quand elle souffrait trop, nous ne lisions pas, je tricotais, toujours près de la veilleuse, mais souvent sans rien voir et mes larmes tombaient dans mon ouvrage. Malgré toute sa force d’âme, maman gémissait quelquefois...

Les soirs où elle me laissait approcher d’elle notre petite lumière, cela m’apaisait de voir sa figure. J’avais là comme une heure d’anesthésie entre le jour gris où l’on traîne sa peine et la nuit insomnieuse, où elle vous ronge. Ce visage de maman, même douloureux, m’apparaissait si beau, si cher, dans une auréole au milieu des ténèbres, séparé de tout ce qui n’était pas lui ! Malgré l’immense respect que m’inspirait maman, je sentais quelque chose d’avare en moi qui se refermait sur la possession de son visage ; c’était à moi, ce visage, à mes yeux, à mon amour. Mais les soirs où elle ne voulait pas que je fusse près d’elle, où elle ne voulait pas être éclairée, et