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yeux s’étaient creusés, pâlis ; ils avaient pris une transparence trouble. Après les grandes crises, ils me regardaient quelquefois comme si ce n’étaient plus les yeux de maman. J’en éprouvais une angoisse indicible.

Que te dire de plus, mon amie ? Comment te dépeindre la longueur de ces mois ? L’hiver passa : ce fut une éternité. — Au printemps, il y eut un peu de mieux. Maman put descendre tous les jours au jardin ; j’y installais sa chaise longue ; elle vit fleurir les lilas, les cytises. La fraîcheur et le parfum des fleurs lui faisaient plaisir, elle s’en étonnait elle-même. Les pauvres chez qui elle n’allait plus venaient à elle ; on lui amenait des petits enfans ; elle distribuait les vêtemens que nous avions cousus et tricotés, Danielle et moi, pendant l’hiver. Moi, je ne sortais plus jamais ; je ne voyais plus de soldats boches que les jours où ils venaient chez nous pour quelque réquisition. Quand j’étais assise près de maman qui sommeillait, sous nos vieux arbres filtrant le soleil, la douleur de la guerre s’atténuait… Après de longs recueillemens, maman me parlait souvent de mon père, quelquefois comme s’il était mort l’année précédente. Je me rendais compte qu’elle avait une vie de souvenir comme moi j’avais une vie d’espérance. L’absence complète de nouvelles, le manque de communication avec le monde du dehors effaçaient de plus en plus le présent, et maman glissait tout naturellement vers le passé, vers des choses à quoi elle avait pensé toute sa vie sans nous les dire. Souvent, j’avais l’impression qu’elle m’oubliait en me parlant ; elle me parlait comme si j’avais connu tout son passé, elle faisait allusion à des événemens que je n’ai pas sus. Nous ne parlions pas de l’avenir, pas de Philippe. Je me taisais sur lui parce que, vis-à-vis d’elle, j’avais une pudeur de trop penser à lui, de trop vivre par le fond du cœur, perpétuellement en sa présence. Je savais dès lors que maman ne le reverrait pas, — ni Jean, — et que si je devais être heureuse, ce serait loin d’elle, après qu’elle aurait été jusqu’au bout de son calvaire… J’éprouvais le besoin de lui voiler cela.

Jean nous écrivait régulièrement chaque semaine ; je lui écrivais de même et ainsi nous partagions la triste vie des prisonniers. Vers la fin de juin, un mot, très habilement voilé, d’un de ses camarades que nous ne connaissions pas, mais qu’il nous avait souvent nommé dans ses lettres, nous fit comprendre