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des bouleaux. Elles paraissaient grandes et palpitaient comme des cœurs de lumière. Il y avait bien quinze jours que je n’étais même pas descendue au jardin, et ce silence, cette fraîche profondeur de la nuit m’entrèrent dans l’âme. Quelle beauté lucide, brillante, solennelle ! Quel repos qui s’impose à nous, venu des plus lointaines étoiles ! Et, au milieu de ce repos, l’âme émet comme une note de musique, simple, et primitive et monotone, pareille au cri des cormorans que j’ai entendus sur la côte de Bretagne par les grands clairs de lune. Une note qu’on ne peut pas étouffer ! Je pensai à Philippe. Je pensai que j’allais partir, revivre dans le pays libre où il était soldat, — et seulement l’idée de le retrouver, lui vivant, réel, après avoir embrassé deux années son fantôme, cette idée m’enivrait. Ce fut d’abord simplement une certitude tout à fait suave ; il y avait des souffles d’air qui passaient sur mon front et me faisaient frémir comme des promesses de tout ce dont mon cœur avait eu longtemps besoin. Mais à mesure que je m’absorbais dans la pensée de Philippe, mon avidité grandissait. Tout mon chagrin, tout le poids de deux ans de souffrances, de privations, d’attente, de deuil, d’angoisse affreuse au chevet de maman, tout cela se muait en un désir de bonheur qui me labourait la poitrine. Une fièvre, un emportement inouï. Et déjà presque un avant-goût, déjà la saveur de la joie sur les lèvres. C’est monstrueux, n’est-ce pas ? ce soir-là ! ce soir sacré ! Tout d’un coup j’eus honte, j’essayai de dompter cette frénésie, je quittai le balcon ; mais je n’osai pas rentrer dans la chambre où Danielle veillait près du lit ; je m’agenouillai contre la porte ; j’y appuyai ma tête ingrate et puis, je me jetai sur mon lit où je restai tremblante jusqu’au matin. Je crois qu’il fallait que je te dise cela, mon amie, pour que tu comprisses ma vie comme je la comprends maintenant moi-même.

Ensuite, je te dirai que j’engageai aussitôt les démarches nécessaires pour obtenir d’être rapatriée avec Danielle et qu’elles réussirent, grâce à l’appui du Dr Gottfried. Jusqu’en décembre, nous attendîmes de semaine en semaine l’annonce du départ. Je vivais dans un double rêve entre maman et Philippe. Je ne me rappelle presque rien de ce temps-là.

Quand nous quittâmes Vouziers, — une centaine de personnes dans un petit train local, — un sous-officier ouvrit à la dernière minute la porte du compartiment où j’étais assise avec Danielle