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incapable de les maîtriser ou de les dépasser par une réflexion quelconque. Depuis, je me suis dit que cette torture morale ressemble beaucoup à une torture physique. L’intelligence ne peut rien contre. On est pris, happé, solidement mordu, mâché et remâché pendant des heures. On a beau se faire petit, soumis, se tenir coi : la machine à supplice est là ; elle travaille avec toutes ses dents ; on dirait qu’elle vous tient par les pieds, par les mains, c’est horrible !...

Le matin, comme je ne bougeais toujours pas, Danielle entra plusieurs fois, s’informant de ma migraine avec un air dolent. Je me rappelle que le son de ma propre voix m’étonna quand je lui répondis, tellement il était sec et changé. Et je me dis : « Voilà, c’est fini, je ne suis plus jeune, je prendrai l’habitude de n’être aimée par personne. Je parlerai probablement toujours comme cela. »

Vers midi, je m’habillai rapidement et je sortis. En rentrant le soir, je dis à Danielle : « M. Brunel est venu me voir. Il lui est arrivé beaucoup de choses pendant la guerre. Il a été blessé. On lui a coupé un bras, et puis il s’est marié. » Il me sembla que les cris de cette femme si bonne allaient me rendre folle. J’aurais eu moi-même tellement besoin de crier ! Je lui dis : « N’y pensez plus, Danielle. Si vous saviez comme je suis décidée à l’oublier ! » Moi qui n’avais jamais dissimulé ! Moi qui avais pleuré dans ses bras après la mort de maman !

Des trois jours qui ont suivi, je garde un souvenir confus. Je sais que de ma vie je n’avais autant marché. Chose bizarre, je n’avais jamais non plus tant regardé autour de moi les figures, les objets, les vitrines des magasins. As-tu remarqué comme cela vous entre dans la cervelle, ce qu’on voit quand on souffre ? Chez le dentiste par exemple ?... Je me rappelle dans les moindres détails une crémerie où j’ai déjeuné. Le guéridon de marbre, les chaises peintes au ripolin vert, un groupe d’étudians étrangers qui étaient assis à une table voisine, parlant une langue rauque et riant fort, et la tenancière, et la petite servante qui subrepticement doubla pour moi la portion... J’avais évidemment la figure de quelqu’un qui souffre de la faim. Il faisait bien noir et bien sale, cette semaine d’avant Noël, je ne sais si tu te rappelleras — et quels visages on rencontrait, terreux, soucieux, harassés, avec toujours les mêmes plis flasques et tristes des narines à la bouche, et puis