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La vie, dans le village, semblait suspendue ; mais peu à peu, on découvrait que c’était seulement la vie nouvelle et militaire. Une autre, tout humble, ancienne, autochtone, de rythme très lent, persistait, comme insensible au tumulte, au danger. Ainsi les créatures indigènes des champs et des bois continuent de vivre, presque invisiblement, sous les agitations de la guerre. Le premier signe en fut une jeune femme dans un jardin que l’on voyait. Les bras nus et levés, elle accrochait à une corde une lessive. Puis des vaches débouchèrent d’une ruelle, poussées par un gamin. La grand’messe devait finir, car une volée de cloches sonna (l’église était intacte, chose surprenante, à cette distance des premières lignes). Mais, au loin, de l’autre côté, on entendit un petit bruit nouveau, sec et saccadé, comme d’un bâton que l’on passerait très vite, à plusieurs reprises, sur les barreaux d’une grille : le cliquetis d’une mitrailleuse près d’Arras. Et puis, bang, bang, à cinq ou six cents mètres, sur la route déserte, les explosions reprirent.

Non seulement l’humble vie ancienne persiste, mais elle s’adapte et tire vaillamment parti des étranges conditions nouvelles. La devanture d’une toute petite épicerie montrait ce que, sans doute, on n’y avait jamais vu avant la guerre : des brosses à dents, des bouteilles d’eau dentifrice. Une porte présentait cet écriteau : Washing done here. On s’accommode bien des Anglais. Une vieille femme, en fichu noir, nous disait : « J’en loge quatre. Oh ! c’est du bon monde... Ils sont bien gentils, bien convenables... »

Elle avait trouvé du premier coup le mot qui rend le mieux la qualité morale de ces hommes. Convenable : c’est le vrai équivalent de ceux qui résument en Angleterre tout un idéal d’origine bourgeoise et protestante. Une paysanne anglaise aurait dit : « They’re decent people, highly respectable. » Il ne faut pas oublier que les soldats dont elle parlait sont des volontaires, des hommes de l’armée de Kitchener, la plupart fils d’ouvriers, commis et commerçans en qui survit encore la tradition puritaine, — combien différens des magnifiques red coats cambrés et pommadés d’autrefois, qui, la main à la moustache, contaient fleurette, en buvant leur gin, aux barmaids !

J’attendais en causant sur le pas de la porte avec cette vieille dame paysanne. Elle nous montrait la maison d’en face, écornée, et un grand trou dans le pavé de la petite place :