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La dernière heure, nous l’avons passée sur la Petite-Place, devant le Palais communal, et puis sur la Grande-Place, au cœur ancien de la ville, au milieu de la beauté détruite qui la rattachait à tout son propre pas-c, comme la gare banale à tout ce qui n’est pas elle. Quels décors d’estampe ils présentaient jadis, ces grands quadrilatères ! Le pavé rond, où se tinrent, des siècles durant, kermesses, parades et marchés, et sur les longues arcades, les maisons pyramidantes, dont les caves ont contenu les ballots de laine des vieux marchands, — les pignons détachés, découpés, dont le rose a bruni, les façades flamandes, aussi bien rangées, régulières, et pourtant individuelles que, dans un tableau d’autrefois, une sage et digne compagnie bourgeoise. Tout au fond de cette perspective, comme le palazzo d’une commune d’Italie, dont le campanile s’érige sur une piazetta, le glorieux et flamboyant bijou de l’hôtel de ville, avec ses arches d’ombre (le vide portant le plein, comme au Palais ducal de Venise), le balcon de sa tribune percé de fleurs, les ogives de ses fenêtres à meneaux, sa balustrade ajourée, son grand toit guilloché de bronze, et là-haut, élançant jusqu’au ciel l’orgueil de la cité, — couronne, lion, bannière, — la triomphante fusée du beffroi.

Trois siècles durant, cette beauté régna sur la petite capitale d’une province, et des générations en ont reçu les sereines influences. Mais l’Allemand est venu, jaloux de toute beauté comme de toute noblesse et richesse française. En frappant les témoins de notre passé, le beffroi d’Arras, comme Notre-Dame de Reims, il suivait son rêve haineux, qui est de diminuer, supprimer, s’il le peut, par le canon et l’incendie, la signification spirituelle de la France. Il entendait s’assouvir de la basse et cruelle jouissance qui n’a de nom que dans sa langue : Schadenfreude.

Il est venu, et voici ce que l’on voit, aujourd’hui, sur la vieille place d’Arras. Des brèches énormes dans les trois rangs de maisons, la moitié des pignons effondrés, les charpentes à nu, calcinées, désolant le ciel de leurs squelettes et de leur charbon. Par terre, bordant ce ravage, trois épais talus de décombres. Du palais, rien que les trois dernières arches, à droite, noires, avec un pan de mur et un fragment de balustrade,