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cette dévastation n’est pas un méfait de la nature aveugle et sourde, c’est le crime raisonné, abominable et absurde de la barbarie scientifique.

La ville de Chauny fut dépeuplée avant d’être dévastée. Pendant plus de deux années d’un régime intolérable, la peine de la déportation, arbitrairement prononcée, punissait la moindre peccadille, la plus petite infraction aux règlemens d’une police aussi taquine que vexatoire et brutale. Il était défendu aux habitans de sortir de chez eux avant huit heures du matin ; chacun devait rentrer à sept heures du soir et rester au logis sans lumière. La servante d’un vicaire, se trouvant dans le couloir d’entrée de sa maison un peu après l’heure fixée, fut condamnée pour ce fait à plusieurs mois de prison et envoyée dans une geôle d’Allemagne. Le vicaire, ayant protesté, subit le même sort. La déportation des habitans de Chauny, âgés de quinze à soixante ans, commença le 18 février 1917 et dura jusqu’au 23 du même mois, date à laquelle le maire de Chauny, M. Descambres, le directeur du ravitaillement, M. Soulier, le délégué, M. Vasseur, et MM. Halland, Emond, comptables du comité, furent emmenés en captivité. Comme le nombre des malades croissait, on enleva les médecins... Nous sommes heureux de trouver à son poste d’honneur et de dévouement l’adjoint au maire, M. Broglin, qui a résumé en termes saisissans cette longue épreuve : « Notre ville a été occupée sans interruption depuis le 1er septembre 1914 jusqu’au matin du 19 mars 1917. J’ai vu deux invasions. Celle de 1870 n’était rien à côté de celle que nous venons de subir. Pendant près de trente mois, nous avons vécu sous le régime le plus intolérable et le plus humiliant. Obligés de ne pas sortir de chez nous avant huit heures du matin, de rentrer à sept heures du soir, de rester sans lumière dans nos demeures, de saluer chapeau bas les officiers sous peine d’emprisonnement, menacés de perdre ce qui nous restait de liberté, pour les raisons les plus futiles, accablés de contributions et de réquisitions, nous attendions avec angoisse l’heure de la délivrance. Quelle n’a pas été notre joie, malgré l’horreur des derniers jours, quand elle est arrivée [1] ! »

  1. Une citation à l’Officiel vient de porter à la connaissance du pays l’exemple donné par M. Broglin et par ses vaillans collègues qui ont bravé toutes sortes de périls en restant à leur poste. On sait d’ailleurs ce qui s’est passé à Lassigny, où M. Fabre, conseiller général, accourut dès la première alerte et fut fait prisonnier par les Allemands ; à Senlis, où le maire, M. Odent, paya de sa vie la haute -idée qu’il se faisait de son devoir civique ; à Chantilly, où les magistrats municipaux et les fonctionnaires de l’Institut ont rivalisé de courage, en des journées tragiques. Voyez dans la Revue du 15 février 1917, l’Institut de France et la guerre, et dans le Journal des Savans de janvier 1915, le rapport de M. Elie Berger, conservateur du musée Condé.) Tandis que le maire, M. Vallon, était pris comme otage, l’hospice Condé continuait de recevoir des blessés et des malades soignés par le docteur Chaumel. L’ambulance de l’Institut, dirigée par M. Georges Vicaire, a maintenu sans interruption, au moment du danger, le fonctionnement des services qu’elle n’a pas cessé d’assurer jusqu’à ce jour.