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à peu près, il ne rend qu’à peu près le service pour lequel il est fait, qu’un peuple dont tout l’outillage souffre de cette insuffisance est moins bien armé pour la vie.

C’est ici le contraste et le malentendu de deux civilisations. Les Anglais ont appris, depuis la bataille de la Marne, ce que les Français peuvent faire, avec leur apparente insouciance des choses et des soins matériels. Un de leurs journalistes le savait déjà quand, il y a cinq ou six ans, décrivant une de nos revues, il leur disait, en parlant de batteries de 75, dont le lustre lui semblait laisser à désirer : « Ces canons qui sont peut-être les plus mal tenus, mais probablement les meilleurs de l’Europe. » D’autre part, nous avons compris que l’habitude et le besoin de ce qui nous parait luxe, confort excessif, peuvent s’allier aux plus viriles qualités d’énergie et d’endurance, au mépris de la mort, à l’héroïque volonté de dévouement. A certains égards, ces dispositions peuvent même témoigner de vertus qui ajoutent à la puissance de l’homme sur les choses. Car il faut une grande faculté de résistance à l’ennui, des nerfs stables, solides, pour tout prévoir, achever, entretenir ainsi. Robinson, avec le labeur de son installation, sa lutte solitaire, consciencieuse et toujours reprise contre l’hostilité des choses, demeure le type éternel de ce peuple. Un Latin est plus économe de sa peine et plus dédaigneux de la matière. Pour la fin nécessaire, il fera l’effort nécessaire. Que son œuvre puisse rendre l’essentiel du service désiré, cela lui suffit. Il est intelligent, raisonneur ; il jugerait oiseux, pédant d’aller plus loin. Il voit l’idée : l’Anglais voit l’objet et le respecte. Parce qu’il le respecte, il ne se résigne pas à le réparer avec le serviable bout de ficelle que le journaliste de Londres donnait comme une caractéristique de la civilisation latine, et dont l’usage apparaît plus fréquent, à mesure que l’on descend vers le Midi. Le cocher de fiacre parisien a, peut-être, la cervelle plus active que son confrère anglais, mais reconnaissons que son fiacre, son cheval et, souvent, sa personne, sont moins bien tenus.

La différence est bien celle du Nord et du Midi. Dans le climat septentrional, l’homme a pris l’habitude de besogner pour opposer à la tristesse et l’hostilité du milieu naturel un monde indépendant du dehors, dont les choses le servent et le réjouissent. A la perfection matérielle de ce monde, les Anglais trouvent des vertus moralisantes et toniques. D’abord pour se