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guerrière. Dans un brusque dégorgement de foule, la mission gagne les vastes automobiles qui l’attendent, et, trop promptement pour être acclamée, défile, vitres relevées, par des voies étroites, aux façades noires, sales de fumées et de brouillard. Peu de vivats. Sur le passage se presse, silencieuse, dans le dédale des petites rues et des grandes artères, une foule aussi grise que le ciel : foule de travailleurs en vêtemens froissés, coiffés de casquettes et de chapeaux mous fripés, qu’on croirait d’abord rassemblés là par le hasard d’une sortie de travail, mais qui, sa formation épaisse le prouve, attend depuis des heures en rangs serrés. Beaucoup de jeunes gens, beaucoup de femmes. Jusqu’au Chicago Club, pendant près d’une demi-heure, malgré l’arrêt de la circulation, le cortège défile avec peine. Par intervalles, des acclamations, des sifflets : siffler, aux Etats-Unis, c’est plus qu’applaudir. Mais, quand, de sa voiture fermée, le maréchal, sortant enfin, monte lentement les marches du grand bâtiment où se loge l’aristocratique club, face à la nappe jaune du grand lac houleux, s’élève une acclamation formidable.

Une longue table en fer à cheval disparaît sous les fleurs. Aux côtés du maire Thompson, s’asseyent les deux chefs, civil et militaire, de la mission. Du mur, entre deux grands drapeaux américains, descend un drapeau français, gracieusement incliné sur la tête du maréchal. Ni formalisme, ni réserve ; aucune raideur, aucune gêne. Seul, le maire, qui manifestement est embarrassé, car une involontaire rougeur empourpre son visage, après s’être un instant efforcé de lier conversation avec ses hôtes, penche la tête en arrière, et, dans une sorte de rêverie mélancolique, suit, les yeux fixés au plafond, la lente fumée de son cigare. Plus d’un parmi les membres du club n’a pu trouver place à table : nombreux sont ceux qui se pressent dans les galeries, les dégagemens, le regard aux aguets, l’oreille aux écoutes. Leur curiosité, sympathique à la mission française, décoche au maire plus d’un propos railleur ; mais, pour le maréchal, elle n’a que d’incessantes louanges : « N’a-t-il pas l’air d’un vrai soldat ? Quelle tête magnifique ! Quelle puissance ! C’est tout à fait son portrait. » Mais le maréchal ne semble pas s’en apercevoir : sous le feu des regards, il reste calme, impassible, avec de temps en temps un court frémissement des paupières. Il n’est point de banquet sans discours : tandis que le maire, immobile, se tait, des orateurs, également applaudis.