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Passée la route d’Arras-Béthune (en tranchée naturellement), commence la cité souterraine, l’immense terrier humain où respire et remue une armée, que trois armées ont occupé l’une après l’autre, sans que rien apparaisse à la surface que des vagues successives de terre retournée comme celle que des taupes géantes soulèveraient en fouissant. Toujours, à gauche, à droite, de nouveaux couloirs : c’était bien le dédale dont nous avions vu l’image, au Quartier Général, en inextricable fouillis de lignes rouges. Hospital Road, Cabaret Road, Ersatz Alley, je retrouvais, aux coins des galeries, ces noms que l’on nous avait montrés sur la carte, et aussi des Regent Street, des Tottenham Court Road, évocation, dans ces tristes fossés, de la fête et du luxe de Londres. Aux portes des abris, on en lisait d’autres : Rose and Thistle Mansion, The Marygolds, Shamrock Cottage, rappelant avec humour et sentiment la patrie locale, l’Ecosse, l’Irlande, et ce que chantent les romances anglaises : le home, la maison fleurie qui porte un nom de fleur.

A mesure que l’on allait, il y en avait davantage, de ces souterrains dont la noirceur s’ouvre sous un porche de tôle ondulée. Nous étions dans les tranchées de réserve, et la population de ce terrier-là se révélait très dense. Des groupes s’affairaient à des toilettes, à des cuisines, à des travaux de menuiserie, de cordonnerie. Il y avait beaucoup de barbiers, enveloppant de neige savonneuse les têtes de leurs patiens. Ces logettes sombres et ces besognes d’artisans, cela rappelait un peu les bazars du Maroc. Mais quelle autre humanité ! — claire, saine, pure, amie de l’eau froide et du plein air, et dont les traits parlaient d’énergie tranquille et qui se discipline. Beaucoup travaillaient sans veste ni gilet, les bras nus (souvent historiés de tatouages), la chemise ouverte sur la poitrine. D’autres, qui se lavaient, montraient des torses d’athlètes grecs. Une civière passa, portant un blessé vers l’arrière : une figure blonde et blême d’adolescent. Le cou était enveloppé d’un linge où l’on voyait du sang. Comme on se serrait contre le mur, et qu’on le saluait en lui adressant un mot de sympathie, il essaya de sourire et répondit par un don’t mention it intimidé.

Le « Brigadier, » prévenu par téléphone, nous attendait à l’entrée de son souterrain. Bleu froid des prunelles, teint de maroquin rouge, souple minceur de la silhouette, malgré la moustache grise, le poids de l’âge réduit à rien : toujours le