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à travers le brouillard opalescent, peuplé d’ombres et vibrant de musique pour s’arrêter au pied de chaque tour chantante et pénétrer dans chaque église. Dans les églises, la foule s’amassait pour attendre la messe de minuit ; les candélabres étaient allumés ; les vastes et légères harmonies d’un orgue, caressé par des doigts rêveurs, se mêlaient parfois au chant des cloches. Gotton n’avait jamais vu tant de gens réunis ; jamais non plus elle n’avait éprouvé cette chaude exaltation des grandes fêtes catholiques où l’on sent dans les sanctuaires le brasillement des âmes pressées. Pourtant, elle ne s’arrêtait pas dans la foule, elle n’essayait pas de prier, elle aussi. Quand elle avait regardé un moment, dans une nef, les fidèles agenouillés, levant vers l’autel de pieux visages, puis les statues, les luminaires, la crèche encore vide entre Joseph et Marie, les bergers et les petits moutons, en attendant qu’on y déposât à l’heure de minuit un enfant enveloppé de langes, — il lui fallait repartir dans le brouillard blanchâtre, jusqu’à ce qu’elle trouvât une nouvelle église. On approchait de l’heure solennelle où les prêtres allaient commencer la célébration de la messe nocturne, lorsque, dans les bas côtés d’une étroite et sombre église où elle venait de pénétrer avec Luc, elle s’arrêta devant un buisson de cierges qui brûlait et pleurait la cire, aux pieds d’une image de Notre-Dame. Elle regarda la Vierge Marie délicate et souriante sous son haut diadème, appuyant contre sa taille frêle et légèrement ployée les genoux de l’Enfant qu’elle porte sur son bras. Soudain, Gotton pâlit comme sous l’empire d’une émotion intense, et ses yeux s’élargirent. Au premier rang des agenouillés, le visage éclairé en plein par les longues flammes des cierges minces qui se consumaient trop vite, elle reconnaissait son père. L’étonnement ne la fit pas hésiter : c’était lui, avec ses cheveux noirs et plats, les quatre ou cinq rides profondes qui répétaient exactement sur son front l’arc double de ses orbites, ses tempes collées, ses yeux bruns, trop rapprochés. Mais le visage était vieilli ; les minces narines avaient pris un aspect de vieux parchemin, les sillons des joues s’étaient creusés. Connixloo fixait son regard avec ferveur sur la statue de la Vierge et ses lèvres rapides murmuraient des prières. Dans ses yeux levés Gotton voyait jouer le reflet des cierges, mais voilà que le reflet se brouille, que le miroir des yeux devient tout entier brillant et que deux gouttes en