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grand nombre restait parce que c’était le temps d’engranger les moissons.

— Veux-tu que nous partions ? avait dit Luc à Gotton. Et Gotton avait secoué la tête. Elle se disait : « Il a mis toutes ses économies à acheter cette forge pour que nous puissions vivre ensemble. Depuis trois ans, il n’en a guère fait de nouvelles. Ailleurs, il faudrait bientôt mendier. » Et puis elle était devenue sensible et craintive depuis un an : il lui semblait qu’elle aurait honte de s’en aller toute seule avec son amant parmi ces foules de gens qui fuyaient pour mettre à l’abri leurs petits enfans. « Qu’avons-nous donc à sauver ? » pensait-elle. Mais elle s’inquiétait des petits Heemskerque. Elle dit à Luc : « Il faut que tu y ailles. » C’était un jour où Luc venait de rapporter de mauvaises nouvelles : l’ennemi avait incendié Louvain, Termonde, massacré par centaines des paysans et des bourgeois sur le seuil de leurs maisons. Le secours anglais n’arrivait toujours pas. L’armée belge débordée se retirait sur Anvers et, c’était sûr maintenant, le pays était abandonné — livré à l’ennemi, on allait avoir les Bavarois. Ils étaient debout dans leur chambre ; tous deux se regardaient pâles, et le spectre du remords s’était dressé entre eux.

— Il faut que tu y ailles, répétait Gotton, et sa bouche contractée arrivait mal à prononcer les mots. Luc se mordait les lèvres et tirait sur sa barbe rousse.

— Tu ne connais pas l’orgueil des Moorslede, avait-il répondu ; ni Gertrude, ni ses parens ne voudront seulement me parler, ils me mettront dehors comme un chien, — je ne verrai même pas les enfans.

— Vas-y tout de même ; il faut savoir s’ils sont restés.

— Je sais qu’ils sont restés.

— Ah ! — une autre souffrance crispe le cœur de la pauvre fille : il s’était informé tout seul, sans le lui dire ! — Mais ils peuvent peut-être partir aujourd’hui, tu n’en sais rien ?

— Non.

— Luc, vas-y !

Luc avait tourné le dos et passé dans la forge. Il devait encore, le lendemain, livrer du travail. Gotton entendit les coups tomber sur l’enclume. Elle avait le vertige. Les mains pendantes, incapable de rien faire, elle regardait autour d’elle la chambre où ils s’étaient aimés et qui était tout ornée des