Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 40.djvu/816

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toit devaient protéger contre la damnation. Mais Luc revenait tout seul et voilà qu’elle serait seule avec lui, seule avec cet homme pour qui elle s’était perdue, à qui elle se sentait appartenir par toutes les fibres de son être, qu’elle n’aurait jamais la force de quitter... seule, inutile et bien à l’abri, derrière les barreaux qu’il avait forgés !

Tous deux étaient assis en silence dans la chambre. Il n’y avait plus rien à faire. Le tocsin s’était arrêté ; un orage couvait dans le ciel. Aux dernières nouvelles, l’ennemi était déjà sur le canton.

Vers sept heures, on entendit sur la route le trot rapide d’un détachement de cavalerie. Luc monta au grenier, mit la tête à la lucarne : une cinquantaine de uhlans traversaient le village, serrés et bien en ordre, épaule contre épaule, poitrail contre poitrail, les hommes silencieux ne tournant la tête ni à droite ni à gauche, les chevaux énormes et fougueux, lancés à vive allure et cependant tenus en rang. A voir passer ces cavaliers dont le groupe massif et rapide donnait une impression singulière de force et de volonté, les villageois qui avaient mis comme Luc la tête à la fenêtre éprouvèrent ce que c’est que le joug étranger.

Le lourd silence de l’attente retomba sur Meulebeke.

Un peu plus tard, une compagnie de fantassins s’arrêta sur la place. On vit le capitaine, un gros homme à barbe, entrer chez le bourgmestre puis ressortir, au bout de dix minutes, pour donner des ordres. Les soldats, sous la conduite de sous-officiers, se dispersèrent en petits groupes : deux d’entre eux vinrent frapper à la forge. Luc, ayant commandé à Gotton de se cacher au grenier, souleva la barre de fer qui renforçait sa porte et leur ouvrit. C’étaient deux jeunes garçons qui se ressemblaient comme deux frères. Ils avaient l’air fruste et timide ; ils venaient de marcher dix heures, ils étaient couverts de poussière et sentaient la bête. Leurs crânes étroits, leurs petits yeux entre les bourrelets gras des paupières, leur grosses lèvres, leurs larges épaules annonçaient une race étrangement primitive ; ils ressemblaient à d’humbles et sauvages serfs venus du fond de provinces barbares. Le regard dominateur de Luc leur fit peur comme celui d’un chef. Luc leur montra la terre battue, expliquant du geste qu’ils y dormiraient, puis il alla leur chercher du pain, du lard et de la bière. A toute communication,