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hantait mystérieusement depuis trois semaines. Rien ne lui semblait pire ; elle aurait mieux supporté que Luc lui-même fût massacré, ou pris comme soldat et tué à la guerre. Elle songeait qu’on peut toujours, quand le malheur vous chasse de la vie, s’aller noyer dans un canal ou se pendre, la nuit, dans la chambre où l’on est restée seule ; mais, du remords qui ronge le dedans, comment croire que l’eau ou la corde vous délivreraient ?

Par la route plate et poussiéreuse, Luc marchait à grands pas entre les champs moissonnés. Il gardait les yeux fixés sur les toits d’Iseghem, encore distans de deux kilomètres. Le crépuscule était calme, nuageux, d’un bleu lourd et profond. Aucun signe de détresse n’altérait cette quotidienne douceur du soir et les fumées habituelles des cheminées montaient encore en fines spirales dans l’air immobile. Luc avançait en grande hâte, sachant que d’un instant à l’autre la flamme de l’incendie allait jaillir de ces paisibles toits. Comme il n’était plus qu’à quelques centaines de mètres du village, il entendit des cris, une confuse rumeur, et il vit venir vers lui, sur la route rectiligne, des femmes en fuite. Il passa au milieu d’elles, cherchant des yeux ses petits parmi les enfans qu’elles traînaient. Elles allaient, d’une marche incohérente, appelant des êtres perdus. Plusieurs avaient leurs vêtemens déchirés et portaient les marques des coups et des larmes sur leurs visages en convulsion. Luc vit que ses enfans n’étaient pas là. Il ne s’arrêta pas pour interroger, mais une des femmes le reconnut subitement et le montrant du doigt, elle s’écria de sa bouche hurlante :

— Ha ! Celui-là ! Il n’y aura donc que les mauvais qui en réchapperont !

Luc entra dans le village. Une odeur de pétrole infectait l’air. La rue était pleine de soldats. C’était dans le crépuscule une bruyante mêlée d’hommes en uniformes gris : les uns, ivres de vin ou de sanglante luxure, marchaient en roulant des épaules et en chantant ; les autres, calmes et actifs, sous la conduite de sous-officiers, maniaient des pompes d’arrosage avec la précision méthodique du fantassin allemand à l’exercice. On préparait l’incendie.

Luc remonta la rue. Là, sur la gauche, était le logis aux volets verts et la forge où il avait vécu dix ans avec sa femme