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continuellement des pannerées de houblon. Cet âpre parfum me poursuivait dans les greniers, où les balles de houblon, sanglées dans leurs bâches, comme de grosses cuisinières allemandes dans leur corset, attendaient leur tour d’être précipitées dans la chaudière. Puis c’étaient les greniers à orge, orge en sac, orge étalée, qui, après maintes manipulations, arrivait dans l’enfer de la touraille, — la touraille avec les larges yeux rouges de sa fournaise sans cesse bourrée de houille, avec son ronflement perpétuel et sa rauque respiration de monstre, qui hallucinait mon imagination puérile. La fournaise, à travers d’énormes tubes en spirale, envoyait sa chaleur jusqu’à une chambre métallique, où l’orge, soumise à une température torride, arrêtait une germination artificielle commencée dans les vastes salles cimentées des « germoirs. » Le garçon chargé de la retourner à l’aide d’un râteau était nu jusqu’à la ceinture. Quand il sortait de là, par une petite porte en fer, la face livide, l’air hâve et squelettique, enveloppé dans un grand linge blanc pour étancher la sueur de tout son corps, j’avais un petit frisson de terreur : c’était, pour moi, la résurrection de Lazare...

Du temps de mes grands-parens, lorsque la machinerie était encore dans l’enfance, la brasserie exigeait ainsi une main-d’œuvre considérable. La maison était une ruche bourdonnante, pleine d’un va-et-vient de tous les instans. C’est ainsi que ma grand’mère se trouvait forcément en contact avec une domesticité nombreuse : servantes, couturières, ravaudeuses, repasseuses, garçons brasseurs, valets d’étable et d’écurie. Suivant un vieil usage très fraternel et très chrétien, les domestiques non mariés mangeaient à la table de famille, que présidait le maître du logis. C’étaient de belles tablées. Outre la « maison » proprement dite, on y voyait aussi des cliens, gens de la campagne ou petits propriétaires, des commis voyageurs ou des marchands d’orge et de houblon, ces derniers toujours Alsaciens et considérés comme des amis, presque comme des parens, tellement les relations commerciales qu’on entretenait étaient cordiales, affectueuses, scrupuleusement honnêtes. Elles se perdaient dans la nuit des âges. Les Schott de Strasbourg fournissaient notre brasserie depuis un temps immémorial. D’autres maisons strasbourgeoises étaient unies à la nôtre par d’antiques liens d’amitié. En reconnaissance de l’hospitalité