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d’en douter — aime profondément et désespérément son pays !… César sur le Rubicon cède à son ambition ; Napoléon à Saint-Cloud obéit à sa fortune ; Korniloff à Longa — entre les Allemands et Pétrograd ! — est poussé par le désir éperdu de sauver coûte que coûte sa patrie en péril.

C’est pourquoi, et avant même que la cause soit entendue, il est permis d’en appeler devant le monde et devant l’histoire de la terrible sentence implicitement contenue dans la formule de Kérensky.


LE PASSÉ D’UN GRAND CHEF DE GUERRE

A Kiew, à Pétrograd et ailleurs, j’ai recueilli, bribe à bribe, sur les lèvres de ceux qui furent ses soldats, l’histoire — encore incomplète — de ce grand chef de guerre. Plus tard, je l’ai vu lui-même à l’œuvre, à Pétrograd, pendant la Révolution.

Né en 1870, fils d’un paysan cosaque, gardeur de chèvres dans les steppes de Sibérie, descendant hypothétique des compagnons d’Iermak[1], mais descendant direct du héros de Sébastopol, l’amiral Korniloff, l’ex-généralissime des troupes russes garde sur son masque hâlé les stigmates d’un passé fier, d’une jeunesse libre et d’une vie vouée à l’action. De taille moyenne, musculeuse, il a un peu du Mongol dans la coupe légèrement oblique de ses yeux, dans ses pommettes un peu saillantes sous la maigreur du visage. Pourtant, il est ce que les Russes désignent sous le nom de « tchisto rouskii, » un Russe pur. Ses yeux petits, étroits et noirs, au regard perçant, ont le plus souvent une expression triste. Physiquement, — — Napoléon ayant prouvé au monde qu’on peut être un grand homme sous une petite taille, — il répond assez bien au portrait que, dans un de ses articles, le Dienn traçait d’un futur et possible dictateur[2].

Fut-ce tandis qu’il courait les steppes, jeune garçon déjà intrépide, mais encore insouciant de l’avenir ? Ne fut-ce pas plutôt alors qu’élève au corps des Cadets de Sibérie ou à l’Ecole d’artillerie Mikhaïlowskoié, il se laissait entraîner par ses compagnons à ces beuveries proverbiales où des femmes au teint

  1. Cosaque qui conquit la Sibérie et l’offrit à Ivan le Terrible, grand-duc de Moscou.
  2. Voyez la Revue du 1er septembre 1917.