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rue Cardinet, à proximité de son magasin, un local plus important où il pouvait engager des ouvriers et où son fils Albert faisait son apprentissage. Puis, les commandes continuant à se multiplier, il avait jugé le moment venu de réaliser son rêve, et fait élever, à Levallois, sur un terrain de la rue de la Gare, de vastes ateliers construits en vue de ses projets. La petite librairie était dès lors entièrement restée aux soins de sa femme et de sa sœur, secondées par Mlle Simone, et l’imprimerie avait absorbé toute son activité. Elle représentait une affaire considérable, mais devait lui créer aussi les plus grands soucis, et le mettre aux prises avec les embarras financiers, le mauvais esprit des ouvriers et l’hostilité des concurrens. L’insuccès s’en était suivi, malgré la valeur de l’œuvre, et sa sensibilité d’artiste, comme sa délicatesse d’honnête homme, en avaient cruellement souffert, mais il en était sorti l’honneur intact, grâce à son énergie et au dévouement des siens. Personne, dans la famille, durant ces années difficiles, n’avait même pensé à se donner un plaisir ou à prendre un jour de congé. Toujours à la besogne et à la peine, ils avaient tout surmonté en s’aimant et en travaillant.

Sur l’homme et le Français qu’était Munier, la déclaration de guerre produisait un effet magique. Le soir même de la mobilisation, il avait déjà tout acheté pour s’équiper, et courait, dès le lendemain, au bureau de son secteur pour y contracter un engagement. Ancien sergent-major, vieux soldat colonial, médaillé militaire, comptant six ans de campagnes au Tonkin, il entendait bien aller au feu comme son fils Albert, déjà rappelé sous les drapeaux ! Malheureusement, il avait cinquante-trois ans, peu de santé, et le conseil de révision le réformait. Désolé, mais d’autant plus résolu, il tentait sans plus de succès une seconde épreuve, échouait successivement devant trois ou quatre conseils, en venait, en désespoir de cause, à se donner dix ans de moins pour tromper les commissions, n’en trompait aucune, et ne cessait ainsi, pendant une quinzaine de jours, de se faire inutilement ballotter d’une caserne à l’autre, lorsque sa sœur, en passant un après-midi à la librairie, trouvait sur le comptoir une feuille de papier blanc, où était triomphalement griffonné : Il y a du bon pour le 104 ! S’obstinant toujours, il avait fini, en effet, par écrire au commandant même du dépôt où était son fils qu’il était un médaillé militaire, un ancien