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d’aujourd’hui à la date où j’écris, la Russie de demain dans ses élémens les meilleurs, qui rentrent, rappelés, dans la patrie. Quelle historique rencontre !

C’est ainsi que, sur un bateau immobile, au lendemain de la révolution russe, j’ai pu voir s’agiter les destinées de la nouvelle Russie, dans les paroles des hommes appelés aujourd’hui à la gouverner. Spectacle attachant, et combien émouvant par certaines antithèses ! Deux groupes de Russes. Ici une centaine d’hommes, dans l’entrepont : troupeau paisible vêtu de neuf, muet et docile, avec une satisfaction dans le fond des yeux : tous héros anonymes, ceux-là, des blessés russes prisonniers des Allemands, évadés d’Allemagne au prix de mille souffrances, recueillis par la Hollande, guéris et restaurés, puis repris par les bateaux anglais, et, maintenant, ramenés sur leur prière dans la patrie pour la défendre. Car leur seul vœu, c’est de combattre encore, jusqu’à la mort, l’ennemi barbare dont ils ont, quoique blessés, subi les outrages les plus avilissans, et jusqu’à des tortures raffinées. Les larmes nous coulent des yeux au récit de ce qu’ont fait ces simples, ces paysans, ces instinctifs slaves : sans argent, sans nourriture, sans carte, ils ont marché vingt-trois nuits ; ils couchaient le jour dans les arbres ; et ils se guidaient, comme les anciens pâtres de Chaldée, sur les étoiles. Ainsi, mourans de faim mais vivans d’espérance, ils se sont abattus, un soir, les pieds en sang, aux frontières de la Hollande, dont toutes les barrières se sont abaissées, dont toutes les âmes se sont ouvertes… Et ils étaient là une centaine, représentant en abrégé les quatre mille et quelques cents ainsi sauvés au moment où j’écris. Tels étaient ces humbles.

Et voici l’autre groupe, celui du pont et du « salon, » le nôtre : une cinquantaine d’intellectuels, tous parlant le français, presque tous venant de Paris, tous exilés rapatriés, les uns journalistes, d’autres anciens députés, d’autres évadés de Sibérie, d’autres exilés volontaires, ou réfugiés, enfin un lot de condamnés à mort très gaillards. Des poètes, des romanciers, des orateurs de club, surtout des hommes politiques. Bref, un choix, une sélection d’élémens de révolution. Dans le brouhaha continu de leurs conversations « contradictoires, » on les sent se tâter, s’accorder pour l’action commune. Toutes les nuances doivent se fondre, et les partis s’unir en un parti. Tour à tour ils parlent, non seulement entre eux, mais au groupe des soldats.